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naux qui se divisent en deux camps et prennent parti, ceux-ci peur la culpabilité de Dreyfus, ceux-là pour celle du comte Walsin-Esterhazy, sans qu’ils aient d’ailleurs autre chose que des impressions confuses pour se décider ; en voyant surtout tant d’indiscrétions se produire, dont quelques-unes touchent aux détails les plus secrets de notre organisation militaire ou politique ; en présence enfin de cette anarchie morale qui ne saurait se prolonger sans les plus redoutables inconvéniens, on comprend que la conscience publique s’alarme. Certes, ce qui se passe en ce moment est un grand mal, ou, si l’on veut, un grand malheur. Mais pouvait-on l’éviter ? Devait-on même le faire à tout prix ? Au-dessus de toutes les considérations, ne faut-il pas placer celle de l’humanité ? Nous voulons croire que Dreyfus est coupable, puisque le conseil de guerre l’a déclaré. Mais si, par hasard, il ne l’est pas, on frémit de pitié en songeant à ce que cet homme a souffert, et à la torture à laquelle il a été soumis. Il n’y en a pas de plus atroce dans l’enfer de Dante : la pensée ne peut pas en concevoir de plus cruelle. Eh ! oui, assurément, il aurait mieux valu qu’une pareille question n’eût jamais pu se poser ; mais puisqu’elle s’est posée, et imposée, il faut qu’elle soit résolue pour toujours.

Au reste, le mal dont nous parlons est beaucoup moins dans la question elle-même que dans la manière dont nous la traitons. Il est en nous-mêmes. Il est dans la facilité avec laquelle nous perdons notre sang-froid, alors que nous aurions les meilleurs motifs de le conserver. Il est dans l’instinct naturel, dans le génie malencontreux avec lequel nous donnons une tournure dramatique à tout ce qui nous arrive. Nos journaux ont un art inimitable pour entretenir l’attention, pour l’exciter, pour la surexciter de plus en plus. Il faut que chaque jour amène son incident, et chaque jour l’amène. Jamais romancier impressionniste n’a su mieux couper un feuilleton que le hasard des circonstances, aidé par des plumes complaisantes, ne se montre habile, chaque matin ou chaque soir, à laisser l’intérêt en suspens et toujours plus ardemment éveillé. Nous nous donnons ainsi à nous-mêmes, et nous donnons au monde, un spectacle qui attire tous les yeux. Si une affaire du même genre s’était produite ailleurs, on s’y serait intéressé sans aucun doute, et même passionné, mais dans des conditions toutes différentes. La mise en scène n’aurait pas été aussi vaste. Les élémens en auraient été moins variés. On n’y aurait pas mêlé toute l’administration militaire du pays. On n’aurait pas cru, ou paru croire, ou donné à croire que tout était en péril parce qu’il y avait eu un traître dans l’armée. On n’aurait pas répandu jusqu’au fond des dernières bourgades l’impres-