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quelques bribes, mais l’ensemble échappe. Ne serait-ce pas dès lors le comble de l’imprudence que de conclure précipitamment dans un sens ou dans l’autre ? N’est-il pas plus sage de se réserver et d’attendre ? Pourtant, parmi les faits qui ont été énoncés, il en est un qui a produit une impression d’autant plus vive qu’il n’a pas été contesté ; et s’il continue de ne pas l’être, l’autorité du jugement rendu par le conseil de guerre en restera fatalement infirmée. On a dit qu’une ou plusieurs pièces, ignorées du prévenu et de son défenseur, avaient été communiquées aux juges réunis en chambre du conseil, et que cette communication avait eu sur eux un effet décisif. On voudrait croire que le fait n’est pas exact ; mais, s’il ne l’est pas, pourquoi n’a-t-il pas encore été démenti ? Beaucoup d’autres l’ont été, dans les agences ou dans les journaux officieux, qui avaient assurément une importance moindre. Lorsqu’un ministre ou un gouvernement se trouve en présence d’un cas aussi complexe que celui de Dreyfus, et d’un homme qu’il considère comme aussi suspect, U peut procéder de manières différentes. Un procès à huis clos n’est peut-être pas la plus prudente. Il est toujours dangereux de faire un grand bruit autour d’une grande obscurité. Mais, si l’on procède par les moyens judiciaires, il faut se conformer strictement aux lois particulières qui les régissent. On a ordonné le huis-clos ; soit ; on le fait souvent en vue d’intérêts moins délicats et moins importans que ceux qui étaient ici en jeu. Mais rien ne dispense, dans le huis-clos le plus hermétique, d’employer les formes tutélaires de toute instruction criminelle. Quelles garanties avons-nous, sans cela, contre les chances d’erreur auxquelles tous les juges sont exposés, puisqu’ils sont hommes ? Il n’y a pas de règle plus respectée et plus digne de l’être que celle qui oblige de communiquer en temps utile au prévenu et à son défenseur les charges de l’accusation. Y a-t-on manqué, vraiment, dans le procès de Dreyfus ? Si on l’a fait, une pareille omission suffit pour jeter un trouble nouveau dans les consciences. Et c’est bien parce que le bruit en avait couru, depuis quelque temps déjà, que ce trouble s’est produit. On se taisait parce que, dans une affaire pareille, il ne suffit pas de douter pour avoir le droit de communiquer ses doutes aux autres et d’en faire part au public. Une irrégularité commise dans un procès ne prouve d’ailleurs pas que l’accusé soit innocent ; il est seulement de nature à affaiblir la certitude qu’on voudrait avoir de sa culpabilité. On s’est demandé, — comment ne pas le faire ? — quelle était cette pièce mystérieuse qui aurait été dissimulée à la défense et communiquée seulement au conseil de guerre, et, au milieu des affirmations