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s’est peu à peu emparée de son esprit tout entier, de sa conscience tout entière, et qui l’a finalement obligé à remonter aux origines de cette ténébreuse alTaire, pour y appliquer toute son intelligence, jusqu’à ce qu’il soit arrivé à une conclusion qui l’ait satisfait. Croit-on que M. Scheurer-Kestner se serait dit : Puisque Dreyfus est mort, la question est morte, elle est enterrée avec lui, il est inutile de s’en occuper davantage ? Les esprits qui ont besoin de la vérité, et qui ne sont pas tranquilles jusqu’à ce qu’ils croient l’avoir atteinte, ne s’arrêtent pas à des considérations d’un ordre aussi subalterne. Il est plus aisé de faire disparaître un homme de la surface de la terre qu’un doute de l’esprit humain.

M. Scheurer-Kestner n’est pas connu du grand public, mais il l’est de tous ceux qui vivent dans le monde politique depuis un quart de siècle. Personne n’a obtenu mieux que lui l’estime générale. Il a pu s’égarer, et il est certainement le premier à le reconnaître, puisqu’il croit que tout un conseil de guerre l’a fait. Des deux côtés, la bonne foi a été absolue. Et c’est bien là ce qui met l’esprit à la torture. Qui donc s’est trompé ? D’un côté, un conseil de guerre composé d’officiers qui, par leur intelligence et leur caractère, sont tous au-dessus du soupçon ; hommes d’honneur, on serait tenté de dire par profession ; doués d’une compétence technique incontestable ; enfin, les juges naturels de Dreyfus. Lui-même les aurait choisis. D’un autre côté, un homme seul, avec toutes les chances d’erreur dont aucun de nous n’est exempt, mais un homme d’un caractère simple et modeste, qui n’a jamais cherché à attirer l’attention sur lui, qui est toujours resté dans le rang alors qu’il lui aurait été facile d’en sortir s’il l’avait voulu, et qui a constamment préféré la considération à l’influence et à la renommée. Si l’on juge d’après les hommes en présence desquels on se trouve, comment se prononcer ? Au reste, il serait bien imprudent de le faire. C’est aux choses mêmes qu’il faudrait demander de la lumière, et les choses, nous ne les connaissons pas. Malgré tous les bruits qui ont couru et qui encombrent les journaux, nous ne savons presque rien de certain. L’abondance des renseignemens ne supplée pas à leur quaUté : elle ne fait qu’y ajouter de la confusion. Personne ne peut dire sur quelles preuves, ou sur quelles présomptions graves, Dreyfus a été condamné ; et personne ne peut dire non plus sur quelles preuves, ou sur quelles présomptions graves, M. Scheurer-Kestner est arrivé à croire à son innocence. Le dossier du conseil de guerre et celui de M. Scheurer-Kestner sont restés également fermés à la curiosité si souvent indiscrète du public. On en connaît quelques parties,