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fois, Denis n’a plus à leur opposer l’ombre même d’une bonne raison. Manon était sans famille : si Denis montre le testament, c’est à l’État qu’il fera cadeau de l’héritage ; et vraiment cela serait trop bête. Mais Denis ne sait que répéter : » L’argent n’est pas à moi », et, les écartant tous, il se précipite dehors pour aller remettre le papier au président du tribunal.

Il est clair que la conduite de ce bonhomme est sublime. D’où vient qu’elle ne nous touche pas en proportion de sa sublimité, et que la pièce, qui agite un cas de conscience si tragique et, par delà, une si ample question de morale, ne présente guère qu’un intérêt anecdotique ? En vérité, je ne sais trop que répondre. C’est peut-être que Denis ne s’explique pas assez. Tandis qu’il se contente de répéter avec de légères variantes : « Bien d’autrui tu ne prendras », il tourne au personnage abstrait. Ce petit employé n’est plus un homme : c’est un « commandement de Dieu » qui remue des bras éperdus et courts. Et je sais bien que le propre de l’ « impératif catégorique » est d’être catégorique en effet et de se passer de démonstration. Mais Denis est dans une de ces situations où les plus simples deviennent capables de balbutier des paroles profondes (tel le vieux Akim dans la Puissance des Ténèbres). Tout au moins pourrait-il essayer d’éclaircir le précepte auquel il obéit par cet autre précepte : « Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fit à toi-même » ; ou, s’il n’a d’autre raison d’agir qu’un instinct indomptable et mystérieux, s’étonner lui-même de ce mystère. — Puis, on n’est pas assez sûr qu’il comprenne toute l’étendue de son sacrifice, et ce que sera sa vde après qu’il l’aura accompli. Ce héros modeste ressemble trop à un automate. — Enfin, à cette simplification morale de Denis Roger répond celle des membres de sa famille. Mère, filles, gendre et fiancé, tout en parlant avec vérité, ne se distinguent presque pas entre eux, n’ont d’autre caractère que d’être également cupides et également inconsciens de leur ignominie. Les personnages sont tous, si l’on peut dire, « en fonction » de l’idée De la pièce. D’où une impression d’exactitude, d’harmonie constructive, — mais aussi de froideur.

Autre défaut, si je ne m’abuse. Les termes de la question posée changent subitement entre le deuxième et le troisième actes, sans que les sentimens du personnage à qui elle se pose en soient le moins du monde modifiés.

Que Denis soit tenu de ne pas frustrer Manon de l’argent librement légué à cette demoiselle, cela n’est pas douteux. Qu’il soit tenu ensuite de ne point frustrer l’État de l’argent qui lui revient de par la loi, cela, à mon avis, n’est pas douteux non plus : mais, comme dit l’autre, c’est plus « raide », beaucoup plus raide. A première vue, l’État