Page:Revue des Deux Mondes - 1897 - tome 144.djvu/688

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

poète a charge de consciences, et il se serait tenu pour un criminel, s’il avait ébranlé dans l’esprit d’un seul de ses lecteurs des croyances qu’il jugeait nécessaires au bonheur des individus et au salut des sociétés. Sa mère lui écrivait en 1860 : « Avec quelle ferveur j’ai prié Dieu pour que notre miséricordieux Rédempteur intercède auprès de notre Père céleste, et que par la grâce de son saint Esprit tu emploies les talens qu’il t’a donnés à graver dans les cœurs, en toute occasion, les préceptes de sa sainte parole ! » Il n’a pas fait précisément ce que désirait sa mère ; mais quelque sujet qu’il traitât, drames historiques, légendes chevaleresques, idylles anglaises, scènes de la vie bourgeoise, il a toujours mis l’art au service de la morale. Il n’évangélisait pas, il moralisait, et c’est peut-être ce que lui reprochait l’implacable anonyme qui, à chaque volume qu’il publiait, lui envoyait une lettre d’injures.

On se dit souvent en le lisant : « Il y a dans ce vaste univers beaucoup de choses qui n’y devraient pas être, et qu’il n’a pas vues parce qu’il ne voulait pas les voir. » Il a nettoyé la grande maison, il la transforma en un monde charmant, où l’on n’est jamais exposé à faire de mauvaises rencontres : on en fait souvent dans la vie réelle. Une fois ou l’autre, tous les grands poètes ont effarouché leurs lecteurs, et la Bible elle-même abonde en récits scandaleux. Plus chaste, plus réservé que la Bible, il se répétait sans cesse : « Malheur à celui par qui le scandale arrive ! » Il a trop sacrifié à la convention, et peut-être a-t-il été trop heureux, trop maître de ses désirs et de son cœur. Mais, si sa raison n’était pas une folie domptée et captive, ce poète moraliste avait beaucoup de charme, une grâce exquise, et il excellait dans son art. Quelque amour qu’on ait pour les grands chênes, ce n’est pas une raison pour mépriser l’écorce argentée et l’élégance un peu grêle du bouleau.


G. VALBERT.