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A. Tennyson. » Il semblait avoir pris à tâche de démentir les sinistres pronostics des détracteurs farouches de la nicotine, de leur prouver que c’est un poison bien lent. Il était né le 6 août 1809, il est mort en 1892.

Son biographe assure, et nous l’en croyons sans peine, que même dans sa jeunesse cet intrépide fumeur, qui vécut quatre-vingt-trois ans, ne déraisonna jamais, qu’il n’a pas eu son âge de folie, qu’il n’a jamais songé sérieusement à décrocher la lune, qu’il n’a jamais mâché à vide, qu’il ne s’est jamais créé des douleurs imaginaires plus funestes que les maux réels, que jamais il n’a semé le vent ni moissonné des tempêtes. Grand conteur d’anecdotes, il en était une qui lui plaisait entre toutes. Tous ses amis lui ont entendu dire qu’en 1848, un peintre anglais, Edward Lear, ayant quitté momentanément une petite ville de l’Italie du Sud où il séjournait, la trouva à son retour tout autre qu’il ne l’avait laissée. Les habitans avaient profité de son absence pour faire une révolution, et, comme pris de vin, ils parcouraient les rues en faisant de grands gestes et criant à tue-tête : « Libéria ! Patria ! » — « Où est ma clef ? » demanda-t-il au portier de son auberge. Donnez-moi la clef de ma chambre, où j’ai laissé mes effets. » Plongé dans l’ivresse d’un âge d’or, le portier, qu’il réveillait brusquement de son rêve, lui répondit avec humeur : — « Quelle clef ? quelle chambre ? quels effets ? Il n’y a plus d’effets ! Il n’y a plus de chambre ! il n’y a plus de clefs ! Il n’y a plus rien ! Tout est amour et liberté. Oh ! quelle belle révolution ! » Nombre de poètes ont connu ces jours d’ivresse où il n’y a plus ni clefs, ni chambres, où il n’y a plus rien : la terre a disparu, ils ne voient plus dans le monde que la passion qui les tient ou l’idée qui les berce. On raconte qu’un jour Shelley s’amusa à construire une flottille de petits navires en papier, qu’il les lançait dans un étang et goûtait un plaisir extrême à les regarder voguer. On prétend aussi que, le papier venant à lui manquer, il fouilla dans ses poches, que par aventure il y trouva un billet de banque, qu’après trois secondes d’hésitation il le transforma en un joli petit bateau, auquel il fit prendre le chemin de l’étang. Tennyson pouvait sans injustice l’accuser de n’avoir pas eu toujours le sens commun. Mais l’admiratrice de Shelley, qu’il avait rembarrée, aurait pu lui répondre à son tour qu’il n’est pas donné à tout le monde d’être fou, que la démence des grands poètes est une maladie sacrée, que leur raison n’est le plus souvent qu’une folie domptée et captive.

Si cet homme heureux et raisonnable ne se laissait pas emporter par ses passions, dont il triomphait facilement, on ne voit pas non plus