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jardin dont il connaissait et pouvait nommer toutes les plantes. Il était né pour vivre aux champs ; mais sa félicité eût été incomplète si la maison qu’il habitait ne lui avait pas appartenu.

Ce fut en 1853 qu’il devint l’heureux propriétaire de Farringford, « ce palais enchanté, environné de vertes murailles. » Il y passera les quarante dernières années de sa vie, il y écrira les plus célèbres de ses poèmes. Mais, si sages que soient les poètes, ils sont insatiables. En 1874, il achète une seconde villa, Aldworth. « Jamais aucun poète avant lui, écrivait Aubrey de Vere, n’a possédé de pareilles résidences. La seconde était aussi bien choisie que la première. Située sur une hauteur, elle permettait au poète de promener ses yeux sur une vaste étendue de cette terre anglaise qu’il aimait tant, de la voir se chauffera son meilleur soleil d’été, bornée au loin par son inviolable mer. D’année en année, il arpentait deux majestueuses terrasses, en compagnie des hommes les plus connus de son temps, hommes d’État, soldats, gens de lettres, savans, artistes, quelques-uns de race royale, quelques-uns fameux dans les pays lointains ; mais aucun ne lui était plus cher que les amis de sa jeunesse. »

Il jouissait d’autant plus de sa nouvelle fortune qu’il l’avait longtemps souhaitée, en se repaissant d’espérances qui lui semblaient un beau rêve. Pour jouir pleinement du bonheur, il faut l’avoir attendu et qu’un jour il vienne à nous, comme un voleur, par-dessus les murailles, ou comme un sylphe, par le trou d’une serrure : on le tient, on ne le lâchera plus, et jusqu’à la fin on sera aussi étonné que ravi de le tenir. Fils d’un ecclésiastique que son père, par un inexplicable caprice, avait déshérité au profit de son cadet, Alfred Tennyson avait connu, sinon la pauvreté, du moins la vie étroite, où il faut compter sans cesse pour nouer les deux bouts, s’imposer plus d’une privation, se refuser le superflu, chose très nécessaire. Trop court de finance pour pouvoir entretenir une famille, il avait dû malgré lui retarder longtemps son mariage ; il ne se croyait pas en droit de s’offrir « le luxe du cœur. » Lorsque, après dix ans de séparation et de renoncement, il épousa enfin miss Emily Sellwood, ils s’installèrent dans une maison peu confortable, qui était un assez vilain nid. A la vérité, elle était entourée d’arbres, on entendait chanter les oiseaux. Mais à peine arrivés, une tempête démolit à moitié le mur de leur chambre à coucher, et par cette grande brèche entraient le vent et la pluie. Cette demeure était si solitaire qu’il fallait faire des lieues pour trouver un médecin et un boucher, et qu’il n’y avait pas un commissionnaire, un voiturier qui passât à portée de la voix.