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volume sans qu’un inconnu lui adressât une lettre injurieuse, toujours la même, qui, selon l’usage, n’était pas signée. On avait soin de l’intercepter et de la brûler. Renan m’a raconté que, chaque année, à jour fixe, il recevait de province une lettre anonyme, contenant, s’il m’en souvient, ces simples mots : « Souvenez-vous que vous serez damné ! » On n’avait garde de la brûler ; on savait qu’il la lirait sans s’émouvoir, qu’elle réjouirait son ironie.

Pour épuiser la liste des malheurs de Tennyson, rappelons que la critique se montra sévère jusqu’à la dureté pour son premier livre, pour ses Poésies lyriques, publiées en 1830. On le traita de dilettante, on l’accusa de ne savoir peindre que des figures et des vignettes de keepsake. Il traversa une crise de découragement, pendant laquelle il songea à quitter l’Angleterre, à se réfugier à Jersey, en France, en Italie ; mais la crise fut courte ; il sortit bientôt de son abattement, il se remonta, il crut en lui-même et à son avenir. En 1842, à l’âge de trente-trois ans, il publie en deux volumes un choix de ses premiers poèmes, retouchés, remaniés, refaits et accompagnés de peintures d’intérieur, d’idylles anglaises. Cette fois, il entre subitement dans la gloire. C’est comme un coup de théâtre ; il s’est emparé des cœurs, ils lui resteront fidèles. Son nom est sur toutes les lèvres ; Oxford traduit ses vers en latin et en grec, on le compare, on le préfère à Wordsworth. « Durant bien des années, disait un de ses amis, nous autres, ses partisans, ne formions qu’une secte. Longtemps après la publication de son premier volume, j’écrivis un article où je le proclamais grand poète ; l’éditeur supprima l’épithète, il considérait que le public ne tolérerait pas un tel éloge. » Désormais, l’admiration tient de l’engouement ; des fanatiques l’égaleront à Shakspeare, le mettront au-dessus de Byron, au-dessus de Goethe ; il n’est plus d’exagération capable d’effaroucher le public.

A partir de cette mémorable année, tout lui réussit, tous ses désirs s’accomplissent. En 1850, il épouse une femme distinguée, qui sera sa plus chère société, son conseil, son appui, et dont il a vanté en prose comme en vers la rare intelligence « et la foi aussi sereine que les profondeurs d’un ciel bleu de juin ». Par une faveur de sa destinée, il mourra avant elle. Que lui fallait-il pour être heureux ? La gloire ne lui aurait pas suffi ; il n’aimait pas à rouler sa vie, il était avide des vrais biens, la paix, le repos, les douceurs d’un intérieur tranquille, il soupirait après les grâces que dispensent à leurs favoris les dieux domestiques. Le monde le fatiguait, Londres l’attirait peu ; il préférait aux dissipations le recueillement de l’esprit, à tous les salons un