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tous les élémens d’angoisse et de douleur épars dans l’univers. Goethe, le patriarche d’une littérature nouvelle, après avoir peint dans Werther la passion qui mène au suicide, avait tracé dans son Faust la plus sombre figure humaine qui eût jamais représenté le mal et le malheur... » Et après avoir caractérisé, avec l’œuvre de Gœthe, celle de Byron, l’auteur de la Confession d’un enfant du siècle ajoute en propres termes : « Quand les idées anglaises et allemandes passèrent sur nos têtes, ce fut comme un dégoût morne et silencieux suivi d’une convulsion terrible. » Quel aveu plus formel pourrait-on demander à l’un des plus français des écrivains de ce siècle ? à l’un de ceux qui ont le plus fréquemment raillé, en des pages délicieuses, les excès de la germanomanie ou de l’anglomanie ? Bien hardi l’historien aux yeux de qui un pareil témoignage serait de peu de poids ! Bien périlleuse, en vérité, la méthode qui consiste à réduire à rien l’influence de Werther ou celle de Manfred, parce que Byron ou Gœthe ont lu celui qui fut le maître des romantiques de tous pays, mais dont ils ont repris l’œuvre avec la liberté du génie, Jean-Jacques Rousseau !

Ce que Musset et tous les contemporains ont aimé de Gœthe, c’est avant tout l’auteur de Werther. Un critique allemand nous contait, il y a quelques années[1], la fortune de ce roman parmi nous. Elle fut incomparable. Au XVIIIe siècle, on le refit et on le défigura. Au XIXe, on le lut, on s’en nourrit, on s’en inspira. L’influence fut générale. Chateaubriand lui-même, qui n’avoue guère ses lectures, avoue avoir lu Werther et confesse à Quinet son admiration : oui, dit-il, dans ma jeunesse, « Werther a pu s’apparenter à mes idées »... Venant de l’auteur de René', l’aveu a son prix. Avant la Révolution, on avait surtout goûté de Werther, le roman d’amour. Après, les contemporains de René et d’Oberman y goûtèrent surtout la mélancolie, mais une mélancolie qui n’est, quoi qu’on en ait dit, ni celle de René, ni celle d’Oberman, ni celle d’Adolphe : une mélancolie plus vraie, plus simple, plus profondément humaine. Werther est mieux qu’un cas, entre cent, du « mal du siècle ». Comme Emile Montégut le montrait jadis dans une admirable étude, c’est le roman de l’âme bourgeoise moderne, un livre qui peut être lu, — au dénouement près, — dans les douleurs réelles et dans les désespoirs vrais. Quand Musset revient de Venise, après la première rupture avec George Sand,

  1. F. Gross, Werther in Frankreich Leipzig, 1888.