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LE DÉSASTRE.

baki au roi de Prusse ; le général, autorisé sur ses instances à rentrer enfin à Metz, remerciait le souverain. Comment, dès lors, n’était-il pas encore revenu ? Sans doute, il avait été se mettre aux ordres du Gouvernement de la Défense. Le maréchal, d’autre part, venait de se décider à envoyer des émissaires au pouvoir nouveau. Deux interprètes, Valcourt et Prieskiewitch, avaient emporté une dépêche, où Bazaine, se plaignant de n’avoir reçu aucune nouvelle, en réclamait d’urgence ; car la famine, sous peu, allait le forcer à prendre un parti dans l’intérêt de la France et de l’armée.

— Comment, fit Bersheim indigné, le voilà qui court deux lièvres, à présent ! Ah ! oui, je comprends, si l’Impératrice refuse, il aura cherché à se mettre en règle avec le Gouvernement de fait. Il ne songe qu’à lui, toujours à lui, un peu tard à la vérité. Que son armée pourrisse et meure de misère, que lui importe !… On a fusillé des traîtres pour moins que cela !

Il reprit :

— Décidément, c’est la fin de Metz, la fin de l’armée, la fin de tout. Coffinières a fait savoir au conseil que, le 28, les habitans mangeront leur dernière bouchée de pain. Alors, c’est bien simple, si l’armée nous abandonne, les Allemands entreront ici au bout de quelques jours ; et quand ils auront pris possession de Metz, ils ne la rendront jamais ! jamais ! Ils déchireront un grand morceau de la France et en feront de la terre prussienne. Que deviendrons-nous. Messins, Français ? Pour moi, je m’expatrierai avec les miens ! Je dirai adieu à cette ville où ma famille a vécu, où mon père et ma mère reposent au cimetière. Ma fortune, je n’en parle pas, j’en laisserai les ruines derrière moi. La guerre m’aura tout pris ; mon fils André est mort, et celui qui me reste est faible et malade ! Mon Dieu, mon Dieu, c’est trop de douleurs !…

Bersheim, accoudé sur son bureau, éclata en sanglots. Du Breuil en eut le cœur chaviré :

— Mon pauvre ami… du courage ! Rien n’est perdu… Boyer peut réussir… Nous pouvons encore trouer !… Demain c’est l’inconnu !…

]Mais il n’y croyait pas, et Bersheim n’y croyait pas davantage ; c’était pour les deux hommes une horrible détresse. La porte s’ouvrit, Anine entra. Elle vit son père qui pleurait, elle s’élança, l’entourant de ses bras :

— Père !… vous, si brave ! Vous qui donnez l’exemple…