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teur Sohier. Il avait vieilli, le père Coupe-Toujours : le surmenage, trop d’amputations !… Sa lèvre se relevait en une moue de dégoût et ses yeux exprimaient une violente antipathie pour tout ce qu’il apercevait. Il en avait trop vu, il en avait assez !

— Que voulez-vous que j’y fasse ? disait-il. Cette enfant a une bonne fièvre typhoïde. Si elle s’en tire, elle aura de la chance. Il parlait de la fillette des Thibaut.

— Et la mère qui est sur le point d’accoucher ! elle choisit bien son moment ! Et celui-là, fit-il en tâtant le pouls de Maurice ; va, mon garçon, tu peux avaler ta quinine ! Si Boyer ne nous tire pas d’ici, nous y claquerons tous !

Il eut un geste de colère contre le ciel sombre, la pluie, la ville pleine de blessés, avec son odeur de fièvre et de pourriture.

— Le Père Desroques se meurt, victime de sa charité et de son dévouement, dit Bersheim à Du Breuil, vous savez combien nous l’aimions.

À ce moment, Maurice toussa, d’une quinte sèche, violente, prolongée. Tout le monde le regarda, dans un silence. Sohier, brusquement furieux, répétait :

— Avale ta quinine, mon garçon, et porte de la laine sur le corps !

Un malaise pénible suivit son départ. On entra dans le cabinet de travail de Bersheim, Maurice s’éclipsait.

— Le général Boisjol sort d’ici, annonça Bersheim, il est outré. Chaque jour est une bataille perdue, m’a-t-il dit. Eh bien, quoi de neuf ? Boyer ?

Une dépêche du Luxembourg avait annoncé un retard de vingt-quatre heures, éprouvé par le général. Son retour ne pouvait tarder. Du Breuil ne savait rien d’autre, sinon les racontars sur l’échec de Bourbaki… L’Impératrice lui aurait laissé voir à quel point on avait abusé de sa crédulité. Ce Régnier, elle ne le connaissait pas, avait refusé de le recevoir ; le passeport dont il s’était autorisé, cette photographie signée du Prince impérial, venait de l’entourage. Elle-même, avec un noble patriotisme, répugnait à se jeter au travers des volontés de la France. Du Breuil eut aux yeux l’image de la Souveraine, traversant les salons de Saint-Cloud, avec son charme despotique, ses yeux altiers, dans tout l’éclat de sa beauté blonde. Un tel visage ne pouvait tromper : elle conserverait jusqu’au bout la majesté du renoncement et du silence… Boyer, à Versailles, avait vu une lettre de Bour-