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chérubin voletant dans nos vieilles peintures ne pouvait résister à leurs redoutables investigations. L’art avait ignoré le mouvement : la science allait le lui expliquer.

Quelques artistes écoutèrent ces suggestions, et aussitôt tout s’arrêta. On ne vit plus que des chevaux dans des attitudes dïmmobilité absolue et un peu ridicule, des hommes plantés sur un pied, des oiseaux en plomb, encapuchonnés dans leurs plumes. Rien de plus faux ne parut sur les toiles ou sur les socles que cette scientifique et photographique vérité. On s’étonna, on s’indigna, on discuta longuement. Enfin, on s’avisa d’une idée assez simple : c’est que la science est une chose et que l’art en est une autre ; et que, s’il y a une vérité pour l’esprit, il y en a une autre pour les yeux qui n’est point la même et qui, en art, importe seule. Fromentin et bien d’autres l’avaient dit, mais il paraît qu’il est des évidences qu’il faut qu’on découvre et des portes ouvertes qu’il faut qu’on enfonce.

Ici, la vérité de la science est une vérité de détail ; la vérité de l’art est une vérité d’ensemble. Quand le chronophotographe nous apporte une épreuve où il a noté l’une des mille phases dont se compose un mouvement, nous lui répondons : « Ceci est une partie du mouvement, — ce n’est pas le mouvement. Il est très vrai que, dans un mouvement, il y a l’attitude que vous avez découverte, mais il est non moins vrai qu’il y en a des centaines d’autres et que c’est la résultante de toutes ces attitudes, — chacune immobile durant un instant de raison, — qui forme ce qu’on appelle le mouvement. Mes yeux ne perçoivent qu’un ensemble ; votre appareil ne perçoit qu’une partie. Qui décidera qu’il perçoit la vérité, et que ce sont mes yeux qui sont dans l’erreur ? Qui décidera que la vérité d’ensemble ne signifie rien et que rien ne vaut hors la vérité du détail ? Dire qu’on voit mal parce que, dans un mouvement, on voit un ensemble d’attitudes, cela revient à dire qu’on entend mal parce que, dans un orchestre ou dans un chœur, on n’entend qu’un ensemble de sons ? Mais le plan du musicien a été que vous entendiez l’ensemble des sonorités. Pourquoi le plan de la nature ne serait-il pas que vous voyiez l’ensemble du mouvement ? Que penseriez-vous d’un savant venant, au moment où nous écoutons un chœur, à l’Opéra, nous dire : « Voici un instrument très précieux qui va vous permettre d’entendre, non plus l’ensemble de cette musique, mais chaque voix et chaque instrument l’un après l’autre. Entendez cette voix, elle fait : ah ! ah ! ah ! et celle-ci :