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qu’une eau-forte n’évoque l’idée d’un acide, une sépia l’idée d’un mollusque, ou un fusain l’idée d’une branche d’arbre de la famille des célastrinées... Il y a une vue de Hollande, prise par M. Robert Demachy, qui emmène la pensée bien loin de la ville qui l’inspira et de la machine qui aida à la fixer. Cela s’appelle Eaux mortes : une double rangée de maisons aux pignons pointus et dentelés trempent leurs vieilles murailles dans un canal. Pas un monument n’ennoblit ce canal, pas une figure ne l’anime. Cela est si triste, que l’eau semble faite de toutes les larmes que les générations qui vécurent là ont répandues. Les fenêtres sont closes ou vides comme des yeux qui ne voient pas. Une barque flotte avec une apparence de cercueil. Un escalier descend profondément dans le tranquille abîme, comme un chemin favorable au suicide. Les pointes aiguës des toits reflétés et renversés s’enfoncent dans les eaux, qui ne frémissent même pas, comme des aiguilles sombres dans des chairs inertes. Voilà bien des Eaux mortes ! Eaux qu’aucune pente n’attire, qu’aucun penchant n’entraîne ! Eaux stériles comme est stérile la terre des briques qu’elles baignent ! Eaux figées en une forme définitive, comme l’eau d’un miroir, en leur cadre de pierres ; eaux qui ne se changeront plus en perles pour ruisseler des vasques, ni en filets et rayons pour se dévider de cascatelles en cascatelles ! Eaux muettes qui ne chantent, ni ne pleurent, ni ne grondent, comme celles des fontaines, des bassins ou des torrens ! Eaux sans formes et sans images à elles, qui ne savent que répéter les contours et les couleurs des maisons qui se penchent sur elles, les redire avec le balbutiement des reflets, incapables d’entraîner notre rêve vers des rives meilleures, puisqu’elles nous renvoient impitoyablement notre propre image, l’image de nos rides, de nos ombres, de nos tristesses, et ainsi les doublent au lieu de les dissiper !

Profondes aussi et inoubliables sont les œuvres symboliques et préraphaélites de M. Craig-Annan. Est-ce une photographie que cette grande page intitulée Eleanore ? ou est-ce un rêve venu de la lecture des beaux vers de Tennyson :


As tho’a star in the inmost heaven set
So full, so deep, so slow,
Thought seems to come and go
In thy large eyes, impérial Eleanore...


L’héroïne est debout, les cheveux ruisselans de toute leur