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on ne peut l’y mettre. Tout ce que le photographe peut faire ensuite, c’est de verser plus ou moins d’acide dans son révélateur. Son génie peut se hausser à remplacer le pyrogallol par le fer, ou le papier aristotype par le papier à gros grains. Qu’y a-t-il de personnel dans ce travail ? Où est le sentiment, l’émotion, l’accent qui signe l’œuvre et fait reconnaître l’ouvrier ? Où est le trait qui, dirigé par la main elle-même, résume, synthétise une silhouette, une expression, une attitude, en caractérisant toute une race ou une époque comme le crayon de Gavarni ou de M. Forain ? Où est l’esprit de composition qui rapporte dans la même œuvre des documens pris en des lieux différens ? Où, l’imagination qui crée l’incréé, réalise l’irréel ? Où est cette vision personnelle qui fait que Corot, Rousseau et Millet, devant le même paysage, auraient rapporté trois tableaux aussi différens que des vues de trois différentes planètes, tandis que dix plaques, parfaitement ajustées devant le même site, donneront, entre les mains de dix opérateurs différens, dix images semblables ? Tout cela n’est-il pas absent d’une photographie, si belle soit-elle, comme en sont absentes les couleurs qui, seules, donnent aux choses tout leur relief et toute leur forme, leur distance et leur éclat ?

Ces objections sont fortes ; mais elles le seraient davantage, si elles étaient fondées ; et elles ne le sont pas. D’abord, il, va de soi qu’on ne peut demander à la photographie les qualités brillantes et savoureuses de la peinture, non plus que celles de l’architecture, ou de la musique ou de l’art des jardins... On ne peut la comparer qu’à des choses comparables : au crayon, au lavis à l’encre de Chine ou à la sépia, au fusain ou à la sanguine, voire au camaïeu, c’est-à-dire à toute image en noir et blanc ou en une seule couleur graduée de son ton le plus sombre, presque noir, jusqu’à son ton le plus pâle, presque blanc. Ensuite, on peut bien lui permettre d’être autre chose que la mine de plomb ou la lithographie, sans pour cela lui refuser le nom d’art. Sans quoi il faudrait le refuser aux œuvres de M. Allongé, ou aux dessins de M. Lhermitte, qui n’ont aucun rapport avec un crayon d’Ingres. Enfin, on peut admirer au plus haut point la probité d’Ingres, et la profondeur de Gavarni, et la synthèse de M. Forain, et l’analyse de M. Caran d’Ache, sans pour cela dire que tout l’art du noir et du blanc tient entre le portrait de Thomas Vireloque et la silhouette des huissiers de Doux Pays.

La question n’est donc point de savoir si la photographie possède