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l’offre au maréchal, qui refusait. De nouveau, il insistait sur la séparation complète de la ville et de l’armée, et rappelait que, le lendemain 20, il s’était engagé à ne plus fournir de vivres à l’armée. L’intendant-général s’était ému. Les hommes, à qui l’on n’avait pu prolonger les distributions de pain que par un extrême rationnement, n’auraient plus, dans deux jours, que de la viande de cheval. Chaque membre du conseil, décidait-on, userait de son influence sur les officiers et les troupes, pour leur faire accepter la solution désirée.

Le 19, le 20, le 21, la pluie, toujours. Du Breuil, Restaud, l’insouciant Décherac même, passaient par toutes les formes de l’attente maladive. Le vendredi, Du Breuil, pendant une éclaircie, fit le tour du Ban Saint-Martin. Il s’arrêtait auprès de chaque bivouac ; tous étaient mornes. C’était l’heure de la soupe ; les feux de bois mouillé s’allumaient avec peine, un vent violent rabattait la fumée aux visages. Les soldats trempés dans leurs manteaux, penchant des dos perclus, se coulaient, leurs gamelles à la main, sous les tentes, avalaient leur bouillon de cheval sans pain ni sel, et s’endormaient bien vite. Sommeil de jour, sommeil de nuit, une torpeur continue hébétait ces hommes qui avaient trop souffert, Du Breuil avait détourné les yeux, pour ne pas voir les chevaux. Il en mourait maintenant un millier par jour. Les tombereaux à cadavres ne suffisaient pas à les conduire aux fosses, on ne parvenait même plus à les abattre et à les enfouir ; charognes et squelettes, ils empestaient l’air, pourrissaient la boue.

Barrus, en train de propager dans les camps ses idées de révolte, était sorti d’une tente d’officier. Sa barbe, qu’il ne rasait plus, poussait drue et noire, ses yeux brûlaient :

— Eh bien, dit-il, l’infamie se consomme ! Nos chefs font appel, sans pudeur, à l’Empire qui nous a perdus ! Mais l’histoire racontera un jour ces ténébreuses machinations. La communication verbale que les chefs de corps ont faite à leurs officiers est inouïe, sans exemple. Et la déclaration aux généraux ! il la récita de mémoire :

Si la Régente donne son acquiescement aux propositions de paix, elle sera représentée par le maréchal Bazaine. L’armée ne touchera pas de vivres demain ; et après-demain, on lui donnera du vin et de la viande. Dans trois jours, l’armée française quittera Metz, avec le consentement des Prussiens, pour aller rétablir