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sait où il eût conduit le Parlement, s’il n’eût rencontré devant lui le docteur Lueger, à qui, plus que son éloquence et sa popularité de démagogue, plus que son antisémitisme, son christianisme-social, et l’œillet blanc toujours frais à sa boutonnière, sert l’admirable faculté de se faire entendre, au-dessus des cris et du tapage, d’un bout à l’autre de la Chambre. Heureusement que M. de Schœnerer et le docteur Lueger se sont brouillés, et que le bourgmestre de Vienne s’est trouvé là pour répondre au héraut d’armes de « la grande Allemagne » dans l’allemand spécial qu’il parlait ! Mais, tandis que sonnait par la vaste salle cette voix de métal qui ne se casse pas, tandis que, la chevelure à peine plus dérangée, le teint à peine plus animé, et à peine plus de flamme en son œil voilé, M, Lueger exécutait selon ses propres rites M. de Schœnerer, non loin de lui, n’y avait-il pas un grand seigneur, un prince de maison souveraine, qui devait se sentir étrangement gêné et dépaysé ? Si près du peuple qu’il soit venu se placer, on se le figure mal, avec ses belles allures, avec l’innée et ineffaçable hauteur qui est en lui, pris dans ces disputes du pavé.

Voilà pourtant où en est le Reichsrath autrichien. Aucun parlement, — pas même le nôtre en ses jours de folie, — n’est tombé où il est tombé. Des séances de trente heures ; des discours de douze heures, que personne n’écoute et personne n’entend, à commencer par l’orateur qui les prononce ; le service d’ordre doublé et encore insuffisant à empêcher les rixes : le président assiégé, dominé, et annihilé par un énergumène ; pour tout talent et tout savoir, des poumons solides, le « catéchisme poissard », du biceps et des notions de boxe ; dans la fosse aux lions, le comte Badeni, victime du devoir et martyr du pouvoir.

Le ministère commun, n’étant point responsable devant le Reichsrath et n’ayant affaire qu’aux Délégations, assiste au duel en spectateur et juge des coups, qui pour l’instant ne tombent que sur le ministère autrichien. Le comte Goluchowski, sémillant, séduisant, content de vivre, plein de feu, plein de foi, trop heureux jusqu’ici pour ne pas croire à son étoile, renouvelant et accroissant de son mérite les services de son père et de son grand-père, devenu, de ministre à Bucharest, l’héritier et le successeur des Beust et des Andrássy, c’est-à-dire en fait chancelier de l’Empire, très jaloux de l’importance que doit avoir en Europe la Monarchie austro-hongroise et très pénétré du rôle qui est le