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lui. Les Allemands progressistes, libéraux et nationaux, les chrétiens-sociaux et antisémites, comme catholiques démocrates et comme Allemands, se trouvèrent par là rejetés dans l’opposition, où, de toute manière et en tout cas, se fussent toujours tenus les socialistes. Ainsi, après mille sondages et avec mille précautions, fut avancé, posé et étançonné le pont branlant sur lequel, à chaque discussion, le gouvernement doit passer et faire passer la fortune de l’Empire.

Le plan du comte Badeni, au début, était d’avoir, dans le Reichsrath, non pas une majorité, mais plusieurs, des majorités successives ; et ce plan n’était pas mauvais. C’était le seul qui permît, avec un Parlement aussi divisé et poursuivant des fins aussi contradictoires, de garder quelque indépendance et quelque liberté de mouvemens. Dans telle circonstance, appeler à soi tel et tel groupes, et tel et tel autres pour une autre affaire ; courtiser, tour à tour, toutes les nationalités, sans en épouser une ; n’en décourager aucune, sans trop en encourager une ; donner tout à espérer à toutes, sans donner à une seule plus que des espérances : c’était une politique, et la meilleure sans doute, si, par elle, le comte Taaffe avait réussi à se maintenir pendant quatorze ans. Par cette politique, on ne peut certainement pas faire grand’chose, mais on peut beaucoup empêcher ; et peut-être, en Autriche-Hongrie, y a-t-il plus à empêcher qu’à faire ? Mais elle veut plus de grâce que de force, une extrême souplesse, une extrême délicatesse de touche, l’art de toujours glisser, tourner, voltiger, miroiter et papillonner, sur les lèvres un éternel demi-mot et dans les yeux un éternel demi-sourire, afin de dire tout ensemble et ne dire pas.

Or, excellente pour le comte Taaffe, elle était, pour le comte Badeni, impossible, parce que le comte Badeni n’est pas le comte Taaffe. De sa naissance polonaise et de sa lointaine origine italienne, il semblerait, avant de l’avoir vu, que le comte Badeni dût tenir ce don d’assouplissement, ce charme changeant, cette dextérité légère. Mais, dès qu’on l’a vu, l’on sent bien, au contraire, que l’homme est taillé tout en force : la force est dans cette haute stature, dans ces larges épaules, dans cette tête équarrie, dans ces moustaches épaisses, dans ce menton démesurément long : la grâce n’est que dans les manières : elle n’est que ce que le gentilhomme, chez lui, ajoute à l’homme, non point l’homme même ; et l’on ne retrouve que dans les inflexions caressantes de la voix le miel polonais et le miel italien.