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tout, qui avait mis les forts en défense, l’armée qui, par sa présence, avait évité un bombardement ? Les malheureux soldats, grelottans de froid dans leurs bivouacs, l’intéressaient davantage. Judin lui raconta la démarche des délégués de la garde nationale auprès de Changarnier. Le vieux brave les avait indisposés par l’éloge de Bazaine et l’apologie de la discipline. Évidemment personne ne se mettrait en avant. Cissey, Ladmirault, tous ceux qu’on avait pressentis, s’étaient dérobés. Le maréchal avait reçu les officiers de la garde nationale et répété que, si l’on trouvait mauvaise sa manière de commander, on n’avait qu’à nommer un autre chef. Pour couper court aux tentatives des meneurs, il avait mandé les capitaines Rossel et Boyenval, admonesté le premier, envoyé le second en prison dans un fort.

Judin, qui allait et venait par la chambre, s’arrêta devant les éphémérides du calendrier :

— 10 octobre 1805, Prise d’Ulm par les Français. Diable, fit-il, l’histoire a l’esprit cruel !

Boyer arrivait enfin, le 17, sur les trois heures, et s’enfermait aussitôt avec le maréchal. Son voyage avait encore duré quarante-huit heures. À l’aller, le train s’était arrêté à une station au delà de Château-Thierry, tunnels et ponts coupés. La poste prussienne l’avait conduit jusqu’à Villeneuve-Saint-Georges, d’où il avait tourné autour de Paris, pour gagner Versailles. Au retour, même itinéraire.

La nouvelle de son arrivée courait comme une flambée de poudre. L’armée anxieuse voulut connaître son destin. Généraux, officiers de tous grades affluèrent au Quartier-général, mais Boyer se montrait très réservé sur la réponse donnée par le roi, feignant d’être assez satisfait et de compter sur une solution favorable. Quant aux renseignemens obtenus sur l’état de la France, il les déclara lamentables. Une horrible anarchie la démembrait. Le Gouvernement de la Défense nationale, déjà divisé entre Paris et Tours, se déchirait à Paris même, au point que Gambetta et Kératry avaient dû se sauver en ballon pour échapper à l’animosité de leurs collègues et à celle de la population. Le fantôme de pouvoir établi à Tours fuyait jusqu’à Toulouse, on disait même jusqu’à Pau. Le nord demandait la paix, Rouen, le Havre réclamaient des garnisons prussiennes. Lyon avait proclamé un gouvernement révolutionnaire, Marseille un autre, le Midi tentait de se séparer, l’Ouest se constituait à part, au nom du principe