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livre, — le contraste entre l’ambition de la pensée et l’espèce d’impuissance que décèle la mise en œuvre, — c’est que ce défaut devient de plus en plus sensible dans le roman contemporain.

On dit volontiers que la critique n’existe pas. La vérité est que la critique a pris parmi nous un tel développement qu’elle est en train d’absorber la littérature tout entière. Ce sont des critiques, un Taine, un Renan, qui ont été les maîtres des dernières générations. C’est à leur école que se sont formés tous les écrivains de culture supérieure : ils ont pris chez eux le goût de la pensée pure ; ils leur ont emprunté une tournure d’esprit, des habitudes de travail dont ils n’ont plus su se défaire et qu’ils ont transportées dans des genres qui ne les comportaient pas. Pour ce qui est particulièrement des romanciers, il serait aisé de montrer, par l’exemple des plus distingués, qu’ils sont avant tout des critiques, travaillant d’après les procédés de la critique. Au lieu d’avoir des idées d’artistes, empruntées directement à la réalité, tout imprégnées de matière, toutes chargées de vie et développant d’elles-mêmes leur force plastique, ils ont des idées « d’essayistes », décharnées, et sur lesquelles ils s’appliquent à jeter un vêtement rapporté. Aussi, comme il arrive qu’on se fasse de son insuffisance même un mérite, ils s’empressent de déprécier les qualités qu’ils n’ont pas. Nous entendons dire tous les jours : « Ce qui fait la valeur de ce roman, c’est qu’il n’est pas un roman. » Parce qu’on a perdu l’art du récit, on raille la « petite histoire ». Parce qu’on ne sait pas poser un personnage, on déclare que les figures d’un roman doivent être, comme celles de la réalité, imprécises et inachevées. Nos meilleurs romans sont des recueils de notes, des chapitres d’analyse, des cahiers d’impressions de voyage ou des gerbes d’étincelantes causeries ; mais ce ne sont pas des romans. Cette diminution des facultés créatrices est de nature à inquiéter ceux qui songent à l’avenir du roman et que n’abuse pas son apparente prospérité. Il semble qu’il ne réussisse plus à s’assimiler les élémens qu’on y introduit dans l’espoir de le vivifier. C’est le signe d’un certain épuisement, dont on ne peut d’ailleurs, après une si longue période de fécondité, ni s’étonner, ni se plaindre.


RENE DOUMIC.