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on n’est pas beaucoup plus avancé. M. Barrès nous les présente un à un et nous donne sur chacun d’eux des renseignemens abondans. Il leur consacre des notices détaillées. Il nous fournit toutes les indications désirables sur leur généalogie, leur cousinage et leur lieu de naissance. Rœmerspacher est né à Nomény (Meurthe-et-Moselle), François Sturel est de Neufchâteau (Vosges), Saint-Phlin habite près du village de Varennes (Meuse). Il décompose tous les élémens de leur physionomie physique, intellectuelle, morale. A chaque moment de leur développement, il récapitule les influences qu’ils ont subies. Non content de décrire isolément chacun des individus de ce petit groupe, il les compare afin de les mieux définir : « Sturel et Saint-Phlin, avec des différences de caste, sont jusqu’à cette heure des Mouchefrin, en ce sens qu’ils flottent au fil de l’eau sans réagir. Il faut l’avouer, Racadot leur est supérieur ; réaliste, il ressemble plutôt à Rœmerspacher... » Tout ce travail est en pure perte. Les traits de ces figures restent sur le papier et ne se recomposent pas dans notre imagination. Ces jeunes gens nous demeurent étrangers, et ce qu’on nous en raconte n’éveille pas notre curiosité. Ainsi arrive-t-il lorsque, entrant dans un salon, nous tombons au milieu d’un entretien où il est question de personnes que nous ne connaissons pas. C’est que les personnages de M. Barrès n’agissent pas : ils disputent. « Examinons la question de principe, dit Rœmerspacher. Tu m’étonnes, Sturel, de croire aux grands hommes. Mais ne sens-tu pas que l’individu n’est rien, la société tout ? — C’est bien, dit Sturel, très nerveux. M. Taine t’a fait panthéiste. Tu regardes la nature comme une unité vivante ayant en elle-même son principe d’action. Moi, j’y vois un ensemble d’énergies indépendantes dont le concours produit l’harmonie universelle. — Et moi, dit Saint-Phlin, je tiens l’univers pour une matière inerte, mue par une volonté extérieure... » Ce bout de dialogue n’est pas choisi à dessein. Tel est ici le ton ordinaire de la conversation. L’accent personnel y fait par trop défaut. C’est un choc d’argumens de collège ; on ne fait pas de la vie avec des bribes de dissertations. Ces jeunes disputeurs ne sont pas des êtres réels : ce sont des paragraphes.

M. Barrès le sait bien. Il devine la fatigue du lecteur occupé à poursuivre des ombres. Aussi s’efforce-t-il de venir à notre secours et s’ingénie-t-il à mille moyens pour tâcher de fixer davantage dans notre esprit ces images flottantes. Il se fait à mesure son propre commentateur et annotateur : il nous prie de faire attention à un mot que nous pourrions n’avoir pas remarqué, à une nuance qui nous aurait échappé. « Qu’est-ce que cette rude façon d’interpeller un homme d’esprit ?