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que, pas plus dans l’antiquité que dans les temps modernes, et pas plus sous l’ancien régime que dans la France nouvelle, l’éducateur n’a compris autrement sa tâche. Qu’on s’efforce donc de maintenir dans ce qu’elles ont de bienfaisant les influences de famille et les traditions locales, il n’en restera pas moins que le rôle de l’éducateur consiste à nous délivrer des attaches qui nous immobilisent à un point du sol, et que son devoir est de faire de nous des « déracinés ». Sans s’en apercevoir, et trompé par le mirage des mots, ce n’est pas seulement l’enseignement universitaire que condamne M. Barrès : il s’attaque à la notion elle-même d’éducation.

M. Barrès en veut surtout à l’enseignement de la philosophie. Il l’incarne dans le personnage de Bouteiller. Ce personnage est, de tous ceux du roman, le mieux venu. Ou, plutôt, il est le seul qui ait quelque consistance. C’est un type de sectaire hanté par le rêve de la vie politique et pour qui les succès de la chaire professorale ne sont qu’un moyen afin d’arriver quelque jour à la tribune de la Chambre. M. Barrès a tracé ce portrait d’un crayon irrité, et c’est à peine si on peut lui reprocher de l’avoir poussé à la caricature. Il y a fort habilement présenté le mélange d’une austérité véritable, d’une ambition forcenée et d’une certaine hypocrisie. Mais il n’a pas fait attention que plus l’image devenait précise, et plus le type perdait de valeur générale. Le politicien est, par bonheur, dans l’Université une exception : le professeur qui cherche non pas à occuper dans l’État une situation en rapport avec sa compétence, mais à sortir de sa carrière pour mener la-vde parlementaire, est, au sens strict du mot, un déclassé. D’autre part, M. Barrès semble croire que l’Université enseigne une philosophie uniforme, dogmatique, qu’il y a une doctrine officielle et une philosophie d’État. Quelle erreur ! L’année où Bouteiller enseignait aux élèves du lycée de Nancy la morale kantienne est à peu près celle où je recevais moi-même sur les bancs du collège l’enseignement philosophique. L’homme charmant qui nous le distribuait se référait à des notes prises aux cours de Jules Simon, qui lui-même répétait les leçons de Victor Cousin. Ce n’était pas pour faire de nous des sectaires. Bien loin d’imposer une doctrine et d’apporter des conclusions, la philosophie universitaire — et c’est ce que d’autres lui reprochent, — se contente de plus en plus de poser les questions, remettant à chacun le soin de les trancher au gré de ses préférences et d’après son tour d’esprit, laissant au temps et à l’expérience le soin de dessiner peu à peu les réponses. C’est dire que l’enseignement philosophique universitaire est assez exactement le contraire de celui que nous présente M. Barrès.