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LE DÉSASTRE.

férer la révolte à l’opprobre ; en un mot, s’il le faut, tu capituleras ?

Du Breuil se retourna ; Anine était derrière eux, accompagnée de sa mère : leur présence lui fouetta le sang : il se redressa sous l’insulte :

— Je t’ai répondu. Que Bazaine, ou un chef régulièrement investi du pouvoir, nous mène à la trouée, je serai à mon poste !

— En attendant, tu te croises les bras. Tu te dis : Je suis couvert, j’obéis. On me commande de marcher, je marche ; on me commande de rendre mes armes, je les rends. La discipline, toujours ! Et tu ne songes pas qu’au-dessus de cette discipline inerte, aveugle, sans âme, il y a une loi suprême, le sentiment de l’honneur ?

— Halte ! fit Du Breuil avec fermeté. Ne mêlons pas, s’il te plaît, un pareil mot à une discussion courtoise. Je crois entendre l’honneur aussi bien que toi.

D’Avol lui jetaun regard noir, mais se tut ; son bras à l’écharpe tressaillait. Un grand malaise, un grand silence suivirent. Mme Bersheim et son mari paraissaient fort en peine, Anine demeurait impassible.

À ce moment, Gustave Le Martrois accourut, si échauffé que le verre de ses lunettes était couvert d’une buée. Il annonça d’un air inspiré qu’une émeute se préparait, et il en paraissait tout fier, car il professait des sentimens républicains avancés, alarmes de sa mère, la prudente Mme Le Martrois. — Les délégués des officiers de la garde nationale, conduits par le maire, expliqua-t-il, venaient de se rendre chez le gouverneur, pour obtenir, s’il était possible, — son air fut ironique — des renseignemens sûrs… Ces bruits de négociation, cette prétendue grande victoire, tout cela affolait la ville. Pendant ce temps, un des officiers demeurés à la maison commune avait brisé le buste de l’Empereur ; un autre, au milieu d’applaudissemens et de sifflets, avait arraché et jeté sur la place l’aigle du drapeau. On s’était un peu bousculé ; et dans la bagarre, une de leurs connaissances, M. Dumaine, venait de recevoir quelques bons horions.

— Bien fait ! dit Bersheim, ce gros égoïste ! cet accapareur ! Croyez-vous qu’à la dernière visite domiciliaire, on a découvert dans sa cave plus de trente-six sacs de farine et de blé, des tonneaux de harengs, des jambons, des paniers d’œufs, des conserves, — de quoi nourrir un régiment ! Il se gorgeait en cachette sans rien donner aux pauvres, ni aux blessés. Nous lui avons signifié