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trait dans les rues beaucoup de petits cercueils. Partout des robes noires, des boutiques fermées avec cette étiquette aux volets : Pour cause de décès ! Et penser que derrière leurs abris, bien au chaud, les Prussiens s’empiffraient de saucisse aux pois… « J’en ai vu de prisonniers. Monsieur, c’est dégoûtant, comme ils sont gras ! » Une crise de larmes la suffoquait, elle rentra dans sa buanderie.

Grand’mère Sophia, Mme  Bersheim, Anine, successivement arrivaient au salon. Toutes trois associées, fondues en un seul dévouement par leur ministère de charité, le contemplaient avec une expression de visage si semblable qu’il en fût frappé. Il s’émut de voir à quel point la douleur les avait identifiées. La joie du retour de Maurice s’était plus vite dissipée que la douleur d’avoir perdu André ; et toutes ces morts dans leur maison, toutes ces agonies dans la rue, le quartier, la ville, les camps, les avaient saturées d’horreur. Leurs yeux secs semblaient taris ; mais, tandis que, chez la grand’mère Sophia les traits conservaient une bonhomie admirable, on lisait dans les beaux yeux clairs de Mme  Bersheim une révolte que la religion n’apaisait pas. Une émotion soudaine avait transfiguré Anine ; elle n’avait eu pour Du Breuil qu’un regard, mais éloquent : de leur court serrement de mains, il gardait une expression d’élan, de confiance ; le bonheur qu’il en éprouva fut mâle et grave. Les trois femmes en deuil, le contemplant toujours, paraissaient attendre, espérer de lui une parole d’espoir, un acte d’énergie, une pesée quelconque, si légère fût-elle, sur l’affreux destin qui les écrasait tous. Il sentit cruellement son impuissance.

— Comment va Maurice ?

— On l’a, comment dites-vous cela ? réincorporé, fit Mme  Bersheim, dans un régiment de ligne, au camp du Sablon. Il est de service. Vous ne le verrez pas aujourd’hui.

— Et d’Avol ? demanda-t-il.

— Presque guéri ; vous allez le voir. Il porte son bras en écharpe, il rentre demain à son régiment, dit la grand’mère.

Le silence retomba, lourd comme un reproche. Des voix fortes, qui venaient du jardin, se disputaient.

— Vous trouverez auprès de mon mari, reprit Mme  Bersheim, beaucoup de vos camarades. Ils sont en grande conférence.

— Vous n’y serez pas de trop, quand ce ne serait que pour conseiller le calme et l’entente, dit Anine.