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LE DÉSASTRE.

pâle à défaillir, dans sa robe noire ; elle lui désigne sans parler la chambre de Restaud. La porte est ouverte. Deux bougies brûlent dans le jour sinistre. Restaud est étendu sur son lit, le dolman ouvert, la chemise inondée de sang, un trou rouge sous le sein gauche. On a retiré le revolver d’ordonnance de la main crispée qui le serrait. Restaud s’est tué, d’une balle au cœur. Il a laissé sur sa table une lettre. Et Du Breuil, un voile sur les yeux, atrocement raidi pour ne pas éclater en sanglots, lit, en mordant ses lèvres si fort qu’elles saignent, l’adieu suprême :

« Mon cher Du Breuil, jusqu’à la dernière minute, j’ai accompli ce que j’ai considéré comme mon devoir, je suis resté à mon poste. Soldat, j’ai subi, j’ai souffert ce que je ne pouvais empêcher. J’ai donné l’exemple de la discipline et de la résignation. J’ai cru que Dieu m’inspirerait la force d aller jusqu’au bout. Je me suis trompé : je ne puis supporter tant de honte ! je préfère mourir. Je vous souhaite, mon ami, d’être plus courageux que moi, car mes principes, ma vie entière condamnent ma défaillance et je meurs désespéré… »

Il ne put poursuivre. Restaud lui parlait de sa mère, de ses sœurs, lui confiait le soin de leur porter un jour ses dernières pensées, son dernier souvenir. Le malheureux ! Ces chers visages ne l’avaient pas retenu !… Il s’était couché sur le calvaire, écrasé par sa croix. Le sacrifice était au-dessus de ses forces. Et Du Breuil songeait avec une horreur de haine au chef impie qui répondrait de toutes ces misères, de toutes ces morts ! Il l’invectivait du fond de l’âme, le stupide scélérat, assassin de son armée, assassin de la France ! Il écouta, les tempes bourdonnantes, les récits de Frisch et de Mme Guimbail… La porte enfoncée, point de médecin, le personnel de l’état-major dispersé, et les va-et-vient lugubres de la veillée nocturne. Du Breuil n’entendait pas ! Un obscur remords le bourrelait. Restaud dort, avait-il pensé l’autre nuit, lorsqu’il frappait en vain à la cloison. Il s’imagina cette horrible insomnie, les yeux fixes de son ami, son menton appuyé sur ses mains nouées… Quelle torture que cette idée du suicide, combattue de tout son courage, de toute sa raison, chassée, revenant à la charge, enfonçant son clou dans la cervelle de cet homme si brave, si droit, si pur !… Si Du Breuil avait insisté, pourtant ! S’il avait forcé l’intimité de cette chambre, obligé Restaud à lui ouvrir, à parler, à discuter… Qui sait s’il ne l’aurait pas arraché à la mort ? Il revit Restaud déchirer en frémissant la