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LE DÉSASTRE.

le danger, se mit à chanter plus fort, par bravade. Tout son répertoire lui revint au gosier, en réminiscences confuses. Il l’égrena, dans un chapelet sinistre où se succédaient, ridicules et touchantes, les intonations de ses anciens propriétaires. Sous les bras tendus, la ruée frénétique des zouaves, il dégoisait éperdument : « As-tu vu la lune, ma brune ?… Gratte ! gratte !… J’ai du bon tabac, tu n’en aur… Ratapoil !… Joue, feu !… »

Le caporal médaillé l’empoignait par une patte. Un coup tranchant du bec lui fit lâcher prise. Le lourd volatile s’échappait. Ressaisi par dix mains, il jeta, dans un spasme d’ailes, le cou tordu, un dernier : « À Berrl !… » qui expira, dans un couac.

La colonne se remettait en route. Poursuivi par la vision de cette chose morte, du retroussis de plumes vertes engluées dans la boue. Du Breuil traversa rapidement le carrefour. Il se sentait mortifié, comme si justice sommaire avait été faite d’un peu de lui, d’un peu de leurs pensées et de leurs rêves à tous, dans la grotesque ressemblance de cette voix étouffée.

Derrière lui, passaient maintenant les artilleurs. À la pensée de d’Avol, sa haine le lancina. Il fit effort pour ne pas se retourner. Peut-être Jacques avait-il d’ailleurs réussi à percer ! Il eut une bouffée d’envieux mépris, regarda. Les artilleurs s’éloignaient ; c’étaient maintenant les cavaliers. Il distingua de loin, à travers le rideau de pluie, le dandinement des lourds carabiniers et des cuirassiers, sous leurs manteaux rouges. Venaient ensuite les manteaux, blancs jadis, des dragons de l’Impératrice. Soudain, ses yeux se brouillèrent. Une veste bleu de ciel, au milieu d’autres manteaux blancs, lui désignait les lanciers de la Garde. Le souvenir de Lacoste l’envahit. Il contemplait avidement le passage de ces hommes parmi lesquels avait vécu son ami. Dans le grand diable en veste, celui-là même qui avait attiré son attention, il crut reconnaître le vieux Saint-Paul, boitant. Au secours de son capitaine, lance haute, le vétéran surgit, dispersant d’un moulinet les dragons acharnés de Legrand. Et Du Breuil revit le plateau d’Yron, les tourbillons de cris et de poussière, Lacoste haché par les sabres français. Il avait les yeux pleins de larmes. Les chasseurs et les guides défilaient toujours.

Il se domina, reprit son chemin. Il allait atteindre la porte de France, lorsque, tonnant du Saint-Quentin, un coup de canon éclata. Midi ! Dans le silence, les ondes du son, répercutées par