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Du Breuil se souvint du jour où cet étrange prophète de malheur avait hincé son premier avertissement. C’était au sortir de la maison de Mlle  Sorbet, après une visite à Judin. Védel l’accompagnait. Comme ils avaient repoussé de toute leur âme cet indigne caquet, ce blasphème ! Mais aujourd’hui, l’ignoble bête avait raison. Du Breuil se sentit humilié, irrité. Il jeta au perroquet un regard de haine. L’oiseau, voyant qu’on l’observait, roula ses yeux moqueurs sous leurs taies de corne. Il souleva l’une après l’autre ses pattes écailleuses aux articulations nouées, aiguisa son bec sur le bord de la caisse. Puis, avec un enthousiasme subit, il clama :

À Berrlin ! À Berrlin !

Des rires s’élevèrent, des rires où sanglotaient toutes les illusions passées. Chacun, dans cette parodie de la voix humaine, solennelle et baroque, retrouvait ses propres accens. Avec une netteté cruelle, le portrait se dégageait de la caricature. Des loustics, d’une voix dont la gaîté faisait mal, crièrent :

— Les voyageurs pour Berlin, en voiture ! Les voyageurs pour le Rhin, en avant !

Excité par le bruit, le perroquet entonna des chansons incohérentes, bribes d’airs qui crissaient d’une façon absurde, finissaient en gargouillemens rauques. Puis il modula, d’un ton prétentieux de vieille fille : « As-tu bien déjeuné, Jacquot ? » et sans transition, avec un grondement de rogomme : « Porrtez, arme !… Prrésentez, arrme… ! Vive Bazaine !… Rran, pa ta plan, plan, plan… »

Il y eut une indignation, des huées. Au commandement grotesque, quelques visages bronzés de zouaves avaient pâli… Leurs armes ? Elles étaient loin !… « Silence, Bazaine ! » grogna un vieux caporal chamarré de médailles. Mais l’oiseau, enivré par ses cris, redoublait d’énergie : « Porrtez, arme !… Prrésentez, arrme ! » Le cantinier essayait en vain de le calmer. La voix ironique lançait toujours : « Rran pa ta plan !… Porrtez, arrme !… Prrésentez, arrme ! »

Tous ensemble, les soldats aux mains vides, furieux, hurlèrent : « Fais-le taire ! — À mort ! — Ferme, ou je l’étrangle ! » Un briscard, pressé de mettre sa menace à exécution, sauta d’un bond dans la voiture. D’instinct, le perroquet affolé prit l’essor et passa sur l’attelage, en battant précipitamment des ailes. Un débris de charrette émergeait du fossé, il s’y posa, et, devinant