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LE DÉSASTRE.

des grenadiers vers les glacis de la ville, du côté de la route de Nancy. Dans quelques régimens, les officiers de semaine seuls avaient été désignés pour accompagner les troupes jusqu’au lieu de livraison. Mais, presque partout, du sous-lieutenant au colonel, chacun avait tenu à honneur d’escorter ses hommes. Aux voltigeurs, tout le corps d’officiers était là, marchant à sa place de bataille, généraux en tête. Les grades avaient disparu. Tous les cœurs battaient à l’unisson. Il n’y avait plus de chefs ni de soldats, il n’y avait plus qu’une famille de malheureux, identifiée par la douleur commune. Du Breuil aperçut Boisjol. On eût dit un loup qui a du sang au museau. Un éclat d’obus lui avait entaillé la lèvre à la sortie du 7. Le vieil Africain passa tête haute, en lançant des regards de défi.

Les chasseurs à pied et les zouaves venaient ensuite. La petite veste et le pantalon de forme arabe, la chéchia, faisaient penser à des champs de bataille brûlés par le soleil d’Afrique, aux ciels lointains d’Italie et de Crimée.

Ce qui serrait l’âme par-dessus tout, était l’extraordinaire silence, pesant sur cette armée en marche. Clairons et tambours, si bruyans d’ordinaire, étaient au pouvoir des vainqueurs, et le deuil s’accroissait de leur mutisme. Tout à coup, comme le dernier bataillon de zouaves défilait, la colonne fit halte. Du Breuil allait profiter du répit pour traverser lorsqu’une cantine de chasseurs, traînée par deux carnes étiques, apparut. Elle avançait péniblement, longeant le côté droit de la route. Les zouaves lui firent place. Du Breuil regardait avec commisération l’humble voiture déteinte et crottée, l’attelage de spectres. Soudain il tressaillit, pincé au cœur.

Une voix rouillée, une vieille voix sarcastique et désespérée, proférait :

Nous sommes vendus !

Ah ! comme cette fois le cri frappait juste ! Il lui sembla jailli brusquement de mille bouches. Il courait au loin sur les lèvres des zouaves. « Nous sommes vendus, nous sommes vendus ! » pensait chacun. Dans la voiture vide qui le frôla. Du Breuil reconnut, perché sur une caisse de liqueurs, l’inoubliable perroquet de Forbach. Comment avait-il échoué là ? Hérissé de fureur, l’oiseau vert battait des ailes et dans un grincement strident, il répétait :

Nous sommes vendus !