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LE DÉSASTRE.

servît à payer la rançon de la paix, c’est à Anine qu’il songeait. Metz à l’ennemi, Metz prussienne, c’était Anine qu’il s’imaginait avec un affreux serrement de cœur, une haine jalouse. Il se rappela ses adieux, le matin de Borny, et ce qu’il avait éprouvé alors d’indicible. Depuis, tout le travail obscur de sa pensée, l’invisible, l’intangible, ce qu’on ne prononce pas, ce qu’on ne s’avoue pas ! Au nom seul d’Anine, il devenait triste : rien d’amer, mais quelque chose de grave et d’ému qui descendait dans les profondeurs de son être ; il se raidissait alors, se fermait à une émotion si pénétrante qu’elle en devenait douloureuse. Ensuite, pendant des jours, il écartait le souvenir avec une pudeur ombrageuse, comme s’il craignait de le profaner.

En ville, des passans interrogèrent Du Breuil, des groupes bourdonnaient à tous les coins de rue. Les femmes parlaient avec une volubilité saccadée. Un gros de monde, soldats et Messins, faisaient cercle autour d’un caporal de ligne :

— La dépêche ! lui criait-on. Lisez !

Du Breuil fendit la foule. « Je l’ai copiée, dit le caporal exalté par l’importance qu’il prenait, sur un chiffon de papier tenu par un officier. Lui-même l’avait copiée je ne sais où. » — Lisez ! lisez ! criait la foule. Le caporal lut : « Trois victoires devant Paris. 180 000 hommes hors de combat. L’armée prussienne en retraite sur Châlons. Les francs-tireurs des Vosges et de la Franche-Comté ont repris Lunéville. Ils marchent sur Nancy. Que Metz tienne bon. Signé : Bazaine. »

Une explosion de vivats, de bravos, de cris… Arrêté dix fois, forcé de répondre aux interrogations, il atteignit la demeure des Bersheim. Le petit Thibaut, blême, maigre, — où étaient ses joues de pomme rose ? — jouait avec des têtards, pullulant dans une grande cuve. Des tonneaux, à côté, rappelaient la menace de bombardement du 16 septembre, les précautions prises ; leur eau avait croupi, devenue couleur de feuille morte.

— Bonjour, m’sieu ! — Le gamin fit le salut militaire : — Ma petite sœur est bien malade.

— Veux-tu bien ne pas déranger monsieur !

Louise, énorme et près de son terme, s’élançait de la buanderie. Du Breuil l’interrogea. Hélas ! oui, sa petite fille avait une fièvre de cheval. « C’est cet air puant ! Une enfant qui se portait si bien à la ferme ! » Dans les maisons voisines, trois nourrissons étaient morts… Plus de lait ! Du pain de boulange. On rencon-