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nus, la table en désordre où le bout de la chandelle jetait sa lueur vacillante sur le tome encore ouvert des Mémoires de Napoléon. Au-dessus de la cheminée, l’inexorable calendrier était à jour. Deux chiffres noirs marquaient la date : — 28 octobre. Il s’en approcha, et lut à l’épheméride : 28 octobre 1806, Prise de Berlin ! L’ironie de l’histoire, d’un coup de fouet, lui déchira le cœur.

Alors, tourné vers la fenêtre, il se sentit seul dans la maison vide et la glaciale nuit d’automne. Le tocsin de la Mutte sonnait pour la révolte et pour les funérailles, sonnait, sonnait, sonnait. Comme le long d’immenses draperies de deuil, chaque sanglot du bronze frémissait dans l’ombre. Il évoqua la ville endormie, le douloureux sommeil d’Anine. Il eût voulu être mêlé à ses rêves. La cloche jetait obstinément son appel lointain. Il songeait maintenant aux petits-fils des vainqueurs de Berlin, à l’armée dissoute, troupeau de fantômes. Il revit l’étable des camps, les milliers d’hommes ronflant sous les tentes en loques dans la pluie et la bourbe. Sans doute, à travers leurs cauchemars, ils souriaient au repos des casernes d’Allemagne, à la chambrée promise, à la couverture chaude, au rata fumant ! La conduite de leurs chefs leur en donnait le droit !… Le cri de la Mutte soudain s’éteignit.

Il faisait grand jour quand Du Breuil, fourbu, se réveilla.

— Le capitaine Restaud est déjà parti, lui apprit Frisch en préparant le rasoir et le bol pour la barbe. Il a dit comme ça qu’il allait au bureau achever le travail.

Du Breuil, désemparé, prit à son tour le chemin habituel. Tout lui parut changé. Les maisons et les arbres avaient sous le ciel triste l’aspect d’un paysage étranger, désert. Il regarda le Saint-Quentin voilé d’eau, les nuages bas… L’imminence du départ le détachait des choses.

Devant la maison du maréchal, le bivouac vide des deux escadrons d’escorte agrandissait la place. Chasseurs et hussards venaient de rejoindre leurs régimens. Seule une compagnie de grenadiers de la Garde, qui depuis un mois était de service permanent, attendait, rangée contre les murs du jardin, l’arme au pied. Des ordonnances tenaient en main des chevaux paquetés. Les officiers de l’état-major particulier du maréchal allaient et venaient, donnant les derniers ordres. Des fourgons de bagages étaient alignés, prêts à rompre. Comme Du Breuil s’éloignait, le commandant Mourgnes l’aperçut, et tout courant vint lui faire ses adieux. Il déguisait mal sa joie. Un ruban neuf, orné d’une large rosette,