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LE DÉSASTRE.

voix lasse de Charlys, et Changarnier l’a reçu. Clinchant s’est défendu, toujours décidé, prétendait-il, à tenter la sortie. Mais Changarnier l’a traité de la façon la plus dure ; puis, s’emballant, il l’a repoussé jusqu’à la porte entr’ouverte du cabinet des aides de camp. Alors il s’est écrié : « Je n’aime pas les braillards, entendez-vous, général ! J’aime mieux que l’armée périsse, que de la voir se sauver par l’indiscipline. »

Tous les officiers avaient posé leur plume, dans un recueillement d’attention. Du Breuil vit passer, à ces mots, une expression étrange sur le visage de Restaud. Charlys reprit :

— Épuisé par cet effort, Changarnier s’est jeté dans les bras de Clinchant ; puis il est tombé sans force sur un canapé, et, devant tous les aides de camp, le vieux héros s’est mis à fondre en larmes. Car le citoyen chez lui vaut le soldat.

Dans le silence qui suivit, personne ne s’aperçut de l’entrée du commandant Mourgues. Il remit à Laune la minute d’un ordre et, sans demander son reste, s’éclipsa. La note parcourue, Laune la tendit à Charlys d’un geste tranchant, puis, avec une toux sèche, il dit :

— Allons, messieurs ! Un dernier effort !

Du Breuil s’assit près de ceux qui se trouvaient là, et d’une plume crachante qu’il avait à chaque ligne envie d’écraser sur le papier, il écrivit, les tempes battantes, le rouge au front, l’ordre général où Bazaine, se comparant à Masséna, à Kléber, à Gouvion Saint-Cyr, osait se vanter d’avoir « glorieusement accompli son devoir jusqu’à l’extrême limite humaine, » et, pour extorquer la résignation des troupes, mentait encore, mentait toujours, en leur promettant, aussitôt la paix signée, le retour à la France des armes, du matériel et de la place.

La réprobation muette qui accueillit ce tissu de phrases fuyantes et creuses, sa rage et sa résignation indignées, Du Breuil y songeait encore dans sa chambre froide. Frisch n’avait pas eu le courage d’allumer de feu. Mme Guimbail dormait sans doute, sa lampe éteinte. Un bout de chandelle éclairait tristement les murs. De l’autre côté de la cloison, il entendait Restaud bouger par momens. À plusieurs reprises, Du Breuil l’avait appelé, frappant doucement à sa porte. En vain. Abîmé sans doute dans sa douleur, Restaud s’entêtait à garder le silence. Cette vision de son ami, s’écartant de lui pour mieux souffrir, augmenta le sentiment de sa détresse. Il embrassa du regard l’étroite chambre, les murs