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teux. L’idée qu’il serait brûlé avec les autres nous consolait un peu. Mais ce matin, quand les troupiers ont cherché « le clocher de leur village », un tel émoi s’est répandu, que le colonel m’a fait partir tout de suite pour l’Arsenal, avec mission de constater de visu l’incinération. Mais… en arrivant…


L’angoisse lui coupa la voix. Du Breuil vit alors que son cousin avait les yeux rouges et gonflés ; l’aspect de cette douleur le remua profondément. Il pressa dans les siennes les grosses mains moites. Ah ! les soupçons de la veille…

—… En arrivant… le directeur de l’Arsenal, à qui j’ai montré mon ordre, m’a dit : « C’est impossible. Voilà celui que je viens de recevoir, il y a une heure. » Et il m’a fait lire une lettre du général Soleille qui enjoint de conserver les aigles. « Ils doivent faire partie de l’inventaire dressé par une commission d’officiers français et prussiens… » Alors, tout d’un coup, la surprise, l’idée de perdre mon drapeau de la sorte, je me suis mis à pleurer. Le colonel de Girels, voyant ça, était aussi ému que moi. — « Reprenez votre drapeau, m’a-t-il dit, en échange du reçu, et vous en ferez ce que vous voudrez »… Mais, tu comprends, que faire ? Je ne sais pas, moi ! Je n’ai pas d’ordres… Alors… alors… je suis reparti. Ah ! mon pauvre Pierre, je suis bien malheureux, va !

Deux grosses larmes roulèrent sur ses joues tannées. Il contempla Du Breuil de toute son affection en détresse, comme s’il demandait un conseil, un appui. Mais, devinant une impuissance égale à la sienne, il s’en alla, d’un air égaré.

Carrouge, au bout d’un moment, éclata :

— Vous aviez raison, f… ! Les nôtres l’ont échappé belle.

— Oui, murmura Du Breuil, c’est clair !

Ils croisaient maintenant d’autres fourgons. Les convois funèbres se succédaient, avec leurs escortes de sous-officiers boueux et de rosses efflanquées. Sous le ciel gris et la pluie fine. Du Breuil et Carrouge frémissaient de colère et de honte à leur passage. Ils longèrent aussi des files d’hommes qui avaient été des soldats. Les uns allaient rendre leurs armes ; d’autres, qui les avaient abandonnées déjà, marchaient silencieusement, les mains ballantes. Tous paraissaient consternés de l’acte qu’on leur faisait commettre. Au pont des Grilles, Carrouge, qui avait affaire à la caserne Chambière, s’éloigna.

Du Breuil songeait aux drapeaux. Le tour était joué ! Avant-