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REVUE DES DEUX MONDES.

alentour la nuit plus noire… Du Breuil revit une clarté semblable : balancée au poing d’un homme de garde, elle le guidait par une nuit d’étoiles vers la chambre de Lacoste ; elle faisait surgir une caserne pleine d’hommes et de chevaux, endormis dans leur force ; les armes étincelaient, et, dans le souftle rauque des lanciers, haletait l’énergie de la France…

Un coup de vent, la flamme s’éteignit.

Ils se trouvèrent plongés dans un océan de ténèbres, où l’on ne distinguait ni ciel ni terre. Tâtonnant, trébuchant, il leur sembla qu’ils sombraient dans le vent, la pluie, la boue. La boue ! Ils s’y enfonçaient maintenant… elle les étreignait de sa glu mouvante, elle montait, elle leur remplissait la bouche, les yeux, les oreilles… Du Breuil, comme un noyé, revécut dans un éclair tant de journées fiévreuses, depuis les illusions du début, jusqu’à l’effondrement. Restaud se taisait, de plus en plus farouche.

Soudain, un chant grêle s’éleva. Du Breuil reconnut la modulation de la petite flûte. Aux lèvres de Jubault, elle sanglotait et riait tour à tour. Il passait, dans sa blague faubourienne, de la détresse et du sarcasme. On eût dit la voix faible, le souffle même de l’armée. Sa plainte vengeresse avait quelque chose d’aigu qui vrillait le cœur. Du Breuil, que le son guidait, dit :

— Voilà notre maison.

Un rais de lumière filtrait aux fenêtres de l’écurie. À perte de souffle, la petite flûte stridait, railleuse. Restaud, qu’elle exaspérait, ébranla la porte d’un coup de pied. Il n’y eut plus que l’ombre et le silence.

II

Le lendemain, à Metz, sous la pluie et le vent plus furieux de jour en jour, les quinconces défeuillés de l’Esplanade balançaient leurs squelettes d’arbres, par rangées. Du Breuil passa près des grandes tentes coniques aménagées en ambulances. Sous chacune d’elles grelottaient une vingtaine de blessés. À travers les toiles closes, il perçut des paroles entrecoupées, des gémissemens, des râles. Il imagina cette chair à douleur pelotonnée sur ses grabats, les mauvaises couvertures déchirées, l’eau filtrant par mille trous, le sol changé en mare, l’atmosphère humide et lourde.

Il pressa le pas. Comme un murmure d’appel, l’immense soupir exhalé du camp de souffrance courut derrière lui. Un peu plus