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LE DÉSASTRE.

des troupes, dans notre malheureux pays, était de brûler les insignes, à chaque nouveau gouvernement. De Stiehle a naturellement souri : « Non, général, je ne crois pas que cela ait été fait. Mais il est bien entendu que tout ce qui reste, en drapeaux comme en matériel, nous est acquis. » Et ce qu’il y a de plus louche, conclut Décherac, c’est qu’en donnant ses instructions à Jarras avant de partir, Bazaine avait ajouté : « Je sais qu’il y a des drapeaux de brûlés, et je ne veux pas que le prince Frédéric-Charles m’accuse d’avoir manqué à mes engagemens. »

Un silence pesant s’établit. Décherac reprit, au bout d’un moment :

— Voici le comble. En rédigeant l’appendice, — une série d’articles concernant Metz et proposés par Coffinières, — de Stiehle s’est mis à parler des mesures que comptait prendre l’autorité prussienne pour le transport des prisonniers : une fois nos troupes conduites dans les lignes allemandes par leurs officiers, ceux-ci seraient évacués d’abord. « Quant aux 80 000 soldats, a-t-il ajouté… — Mais, il y en a bien davantage ! a protesté Jarras. — Oh ! oui, je sais, avec les malades, les blessés… — Mais non, pas du tout, répétait Jarras. C’est 126 000 combattans, sans compter la garnison de Metz, les malades et les blessés. Plus de 160 000 hommes ! » Et Stiehle s’est contenté de répondre : — « Vraiment, est-ce possible ? » La stupeur peinte sur son visage en a dit plus que ses paroles.

Vraiment, est-ce possible ? Ils sentaient à ces mots comme la brûlure d’un fer rouge.

Décherac se leva brusquement :

— Au revoir, messieurs, fit-il. Bonne chance.

Ils redescendirent l’escalier, s’enfoncèrent dans l’ombre, sous la pluie. Une sueur froide baignait Du Breuil. Est-ce qu’ils avaient enfin vidé le calice ? Pouvaient-ils descendre plus avant dans l’ignoble ? Puis, toute la machination des drapeaux lui apparut : colis à destination de Berlin, ils seraient apportés demain matin à l’arsenal, intacts, dans leurs fourgons fermés. Que par malheur quelques-uns échappassent, Bazaine était excusé, d’avance… Pouah ! Il mit le pied dans une ornière. La boue lui rejaillit jusqu’au visage. Restaud, détournant le sien, marchait coude à coude à sa hauteur. Ils avançaient sans parler, cinglés à la face d’un vent mêlé de pluie.

La lanterne projetait une clarté trouble qui faisait paraître