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aller. Frédéric-Charles les en priait… On reconnaissait de la sorte le courage de l’armée française !… Décherac ricana. Mais il y avait une autre clause plus déshonorante encore. Bazaine refusait, oui, refusait les honneurs de la guerre, réclamés la veille avec tant d’instances, accordés enfin à nos prières !

— Quoi ! s’écria Du Breuil, la seule compensation…

— Oui, dit Décherac. Ça vous étonne ? Moi pas.

Il eut un sourire navrant :

— Faire défiler en armes plus de cent mille hommes capables de brandir encore un sabre, un fusil, devant un ennemi dont la vue seule eût affolé ces malheureux, pas si bête !… Mais ce qu’il refusait pour tous, pensez-vous, il eût pu l’exiger pour quelques-uns : l’honneur était sauf… Seulement, voilà, il n’y a pas pensé… Non ! vous dire la stupéfaction de Stiehle lui-même, quand Jarras a déclaré que Bazaine voyait des difficultés à l’exécution de la clause !… « Lesquelles ? » a demandé Stiehle. Et Jarras balbutiait : « Le temps est mauvais, le terrain et les routes déplorables… Il sera difficile sans doute de défiler… » À quoi Stiehle a répondu : « Ces considérations n’existent jamais pour l’armée prussienne. » Alors Jarras a proposé, tout en renonçant au défilé même, de spécifier néanmoins dans l’acte que les honneurs de la guerre étaient accordés : « Écrivons-le, a-t-il dit, et n’exécutons pas. » Mais Stiehle a déclaré : « Ce qui sera écrit sera exécuté. »

Du Breuil cherchait dans l’ombre le visage de Restaud. Celui-ci baissait obstinément la tête. Ses mains pendantes, seules, tremblaient un peu.

— Et savez-vous, reprit Décherac, un des motifs pour lesquels Bazaine ne veut plus de cette « formalité » ? Je vous le donne en mille : la difficulté de mettre les généraux d’accord sur le rang à leur assigner en raison de la différence des grades et de leur situation personnelle !… Mais le véritable motif, celui qu’il n’a pu dire, c’est sa honte à reparaître devant l’armée, sa peur de nos insultes et de notre mépris.

— Certes, dit Du Breuil, s’il avait fait tout ce que l’honneur et le devoir commandent, il eût fièrement défilé le premier. Par son refus, il se juge et se condamne.

— « Ce n’est pas tout, fit Décherac. Il y a les drapeaux. Ce sombre imbécile ne s’est-il pas avisé d’attirer sur eux l’attention de l’ennemi ! Jarras, par son ordre, a prévenu de Stiehle qu’il n’y aurait pas beaucoup d’aigles à livrer, alléguant que l’habitude