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LE DÉSASTRE.

traits. Ceux qui pouvaient se procurer des provisions se cachaient pour manger, pris d’un égoïsme farouche. Tous les liens étaient rompus. Les chefs et les soldats n’osaient plus se regarder en face. Chacun devenait sauvage. Seules, les heures des distributions rapprochaient encore cette foule inassouvie. Mais bientôt, quand les derniers chevaux morts d’inanition auraient servi de pâture, que devenir, qu’espérer ?

Le 10, par la pluie incessante qui transformait le Ban Saint-Martin en lac, la fange rejaillissait sous les roues des voitures et les fers des chevaux. Les commandans de corps, les chefs de service arrivaient ; et, sous la présidence du maréchal, se tenait le conseil suprême d’où, selon ses propres termes, devait sortir la solution définitive de la situation de l’armée. Il durait interminablement. Allait-il en résulter une inspiration désespérée, mais glorieuse, ou cet éternel acquiescement, cette résignation désolée aux circonstances ? Le général Jarras, qui y assistait, mais comme toujours sans voix délibérative, parut. Avec anxiété, des généraux, les colonels Charlys, Jacquemère, l’entourèrent. Quantité d’officiers de tous grades et de toutes armes, anxieux, se pressaient aux nouvelles. Du Breuil apprit alors le compte rendu de la séance.

La nécessité d’un parti immédiat avait été reconnue. Tous les rapports des commandans de corps d’armée concluaient à une capitulation honorable, ou à une vigoureuse sortie en masse. Le maréchal avait démontré l’impossibilité de celle-ci. Seule restait donc la voie d’un expédient politique. En s’adressant au roi de Prusse, au nom de l’ordre et de la paix, on le trouverait peut-être disposé à utiliser l’armée du Rhin pour le rétablissement ou le maintien d’un pouvoir stable : l’Empire, sous-entendait chacun, et sinon, le Gouvernement de fait établi à Paris et à Tours, ou tout autre… Coffinières, — et il fallait l’en louer, — avait alors protesté : « Il n’était pas admissible que les Prussiens nous laissassent rentrer en France pour rétablir l’ordre ; ces ouvertures ne serviraient qu’à traîner jusqu’à l’épuisement de nos faibles ressources. Ne valait-il pas mieux tenter d’abord le sort des armes ? on négocierait ensuite, si le malheur voulait qu’on y fût réduit. » Mais la majorité avait passé outre ; d’abord les pourparlers, et, si les conditions de l’ennemi portaient atteinte à l’honneur militaire, on essaierait alors de se frayer un chemin par la force. Sentant