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LE DÉSASTRE.

— Nous pouvons nous rendre ailleurs plus utiles.

Restaud secoua la tête :

— Notre place est au milieu d’eux. Pensez-y bien, mon cher. Au-dessus des idées et des souffrances personnelles, il y a une obligation sacrée : la solidarité du malheur. S’y soustraire est une désertion.

— Vous avez beau dire, soupira Du Breuil, ébranlé cependant. C’est affreux !

Restaud lui prit la main, le regarda dans les yeux, et d’une voix brisée, dit simplement :

— Oui.

Le feu achevait de se consumer : tisons où se tordait parfois une flamme maigre, braises incandescentes duvetées de cendre bleuâtre. Ils y suivaient le reflet mourant de leurs pensées. Ils restèrent ainsi longtemps, dans une stupeur silencieuse. Un roulement de voiture, vers onze heures, les en tira. Le feu s’était éteint.

— Les voilà, fit Du Breuil, levé en sursaut.

Tous deux, à l’idée de ce fiacre obscur, qui apportait, à travers la nuit l’arrêt de la ville et de l’armée, frissonnèrent.

— Il faut aller au-devant des nouvelles, dit vivement Restaud, comme s’il eût conservé une lueur d’espoir.

Dehors, une humidité glacée les pénétra. Le vent sifflait toujours. Pluie battante. Leur lanterne plusieurs fois faillit s’éteindre. Du Breuil, les doigts perclus, dut la protéger de son manteau. Ils avançaient difficilement, enfonçant jusqu’à la cheville dans une boue liquide. Ils parvinrent enfin à la maison habitée par Décherac. La porte était grande ouverte, comme si la mort venait d’entrer. Ils trouvèrent leur camarade assis sur une marche de l’escalier, dans le noir.

— Samuel vient d’arriver, dit-il. Il est là dans sa chambre. Il ne veut voir personne.

À la lueur de la lanterne, son visage apparut, très pâle. Une rage, cette fois, en crispait le sourire. Il détailla ce qu’il savait, par courtes phrases amères : c’était fini, signé, bâclé ! L’armée, la ville, rendues, prisonnières !… Mais pour rançon du pacte, messieurs les officiers pourraient emmener leurs bagages en Allemagne ! Ils pouvaient même garder leur épée, puisque cela leur faisait plaisir. Quant à ceux qui s’engageraient à ne plus servir, de la guerre, ils étaient libres… Bazaine leur permettait de s’en