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des hommes résolus, n’ayant plus d’autres ressources que la mort ! »

— Et celui-là, reprit Du Breuil, est un juge qu’on ne récuse pas.

— Si ! dit Restaud. L’orgueil l’aveugle… Ce que vous prenez pour le cri de l’honneur n’est que le cri de l’orgueil. Or, un soldat, comme vous, comme moi, simple chiffre du nombre, ne doit pas avoir d’orgueil. Une mort pareille serait une folie, car le soldat n’est pas responsable des fautes du chef ; — un crime, car il ne peut pas plus disposer de sa mort que de sa vie. Et croyez-vous donc qu’un tel renoncement n’aille pas sans une affreuse torture ?… Mais soyez-en certain, notre sacrifice nous sera compté. Le devoir le plus amer porte ses fruits, et nous récolterons un jour ce que nous avons semé.

Du Breuil regarda le visage ravagé de Restaud, et, se souvenant de l’infructueuse réunion de l’après-midi, il se rassit, d’un air découragé.

— Tenez, mon pauvre ami, reprit Restaud. Parions que vous n’êtes arrivé à rien, aujourd’hui ?

Du Breuil se tut. Il lui coûtait d’avouer l’avortement de son rêve, le vain tumulte de la séance, la remise des projets au lendemain.

— Votre silence parle, dit Restaud. Aujourd’hui vous étiez cent ; demain vous serez dix. De telles entreprises sont condamnées d’avance.

Non, protesta Du Breuil. Il y a déjà plus de cinq mille adhésions. Et ne serions-nous que cent, que dix, il faudrait trouer quand même !

— Je ne puis admettre cela, déclara Restaud. Hier, lorsque vous parliez de sortie en masse, j’ai respecté votre chimère. « Nous serons vingt mille », disiez-vous, et vous vous figuriez trouver un chef ! Pas un, vous le voyez, n’a osé enfreindre la règle terrible. Et maintenant, vous allez tomber à l’effort individuel, mais ici, je vous l’affirme de toute mon amitié, vous faites fausse route.

— Pourquoi ?

— Parce que la même chaîne nous lie, tous. Personne n’a le droit de se dérober à l’humiliation et à la douleur communes. Il faut partager jusqu’au bout l’eau fétide et le pain noir. Songez aux malheureux soldats. Nous les avons amenés ici ; nous ne devons en partir qu’avec eux. Est-ce lorsqu’ils vont se traîner par milliers sur les routes d’Allemagne, que nous allons les abandonner, nous, les chiens du troupeau ?