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— Coffinières est sans doute au courant, répondit le colonel Nugues. « Il est inutile de lui dire autre chose », a bien spécifié le maréchal ; et pour Soleille : « Ne lui écrivez pas, a-t-il ajouté. Il pourrait faire des difficultés. Je me réserve de lui écrire quand le moment sera venu. »

Officiers et secrétaires avaient posé leurs plumes et, tête levée, attendaient l’ordre de relire.

— Avons, Massoli, lit Nugues.

D’une voix sans intonation, au milieu de l’indifférence générale, le gros homme reprenait : Veuillez donner des ordres pour que les aigles des régimens

« C’est à n’y rien comprendre ! » se disait Du Breuil. Il revoyait les yeux éperdus de Verdier murmurant l’étrange confidence : cet ordre formel d’inventorier les drapeaux, donné le matin au colonel de Girels. Les nouvelles prescriptions de Bazaine ne seraient donc qu’une manœuvre, bonne à tromper les commandans de corps, à calmer l’émotion de l’armée, mais laissant à l’ordre primitif son détestable effet. Cette idée se fortifiait en lui : d’abord le transport des aigles remis au lendemain. La capitulation, d’ici là, serait intervenue ! Puis, le silence gardé sur l’incinération dans la lettre au général Coffinières. Girels se bornerait, de la sorte, à emmagasiner. Et cette façon d’agir vis-à-vis de Soleille : « Il ferait des difficultés ! »… Indigne parole d’un homme qui, sûr de l’obéissance absolue de son subordonné, cherchait encore à se donner le beau rôle, aux dépens du voisin.

Comme autant d’éclairs, ces pensées lui déchiraient l’âme. Mais elles n’étaient qu’une faible partie de ses douleurs, de ses maux… elles s’effaçaient vite. D’autres leur succédaient aussitôt : Lacoste ! Restaud ! d’Avol ! Anine !… Il erra longtemps sous la pluie, dans la boue. Le vent d’automne emportait les nuages. Les dernières feuilles tournoyaient dans l’air trempé d’eau. Et ce furent d’interminables heures d’agonie. Enfin le soir tomba, comme une dalle mortuaire.

Huit heures sonnaient quand il se retrouva dans sa chambre où brûlait un bon feu. Un bruit derrière la cloison lui apprit que Restaud était là. Il frappa plusieurs coups au mur. Au bout d’un instant, la porte s’ouvrait. Restaud parut. Ses bottes couvertes de boue, ses vêtemens trempés, la fatigue qui décomposait son visage, montraient qu’il avait dû, lui aussi, marcher longtemps à