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LE DÉSASTRE.

Soleille (il fit le geste d’une tête qui tombe au panier) !… Nommez-moi capitaine, et je me charge d’enlever ma compagnie !

Du Breuil reconnut la voix perçante, le niais rictus de Marquis. Le colonel Boissonnet se tenait à l’écart avec quelques officiers du génie. Il aperçut Rossel, une flamme de volonté dans ses yeux têtus, le capitaine Cremer, aide de camp de Clinchant, — le général n’avait pu venir, — le capitaine de Serres. Ce dernier salua Du Breuil : « Le commandant d’Avol, annonça-t-il, était malheureusement de service. Il se sera consolé en faisant des prosélytes. » Le lieutenant Thomas approuva, de son œil rouge. Le commandant Leperche, aide de camp de Bourbaki, se démenait, voulant à tout prix rejoindre son chef. Le brouhaha croissait. Les discussions s’envenimèrent. En vain Charlys réclamait du silence, suppliait qu’on se comptât… Le temps pressait, si l’on voulait sortir en masse !… De toutes parts, les récriminations, les plaintes jaillirent. Il fallait destituer celui-ci, élever celui-là. Un énergumène bondit sur une table et s’offrit pour général en chef. Charlys fit décider qu’on se réunirait le lendemain dans les bureaux du génie, à l’Esplanade, pour achever de s’entendre. Un à un les officiers supérieurs s’esquivaient, laissant capitaines et lieutenans poursuivre au milieu des cris, comme de grands enfans, leurs débats stériles.

Du Breuil rentrait au Ban Saint-Martin, la mort dans l’âme.

Peu avant d’arriver aux bureaux de l’état-major, il faillit heurter un homme long et sec, à l’angle d’une petite rue boueuse où donnait la maison du général Soleille. Tous deux se regardèrent, surpris au milieu de leurs pensées. Il reconnut le capitaine de Verdier, dont le visage bouleversé l’avait ému la veille. L’aide de camp semblait en proie à une affreuse détresse. Comme Du Breuil spontanément lui tendait la main, soudain, dans un flot de paroles, le malheureux s’épanchait, cédant à un irrésistible besoin de confidences. Il les eût faites au premier venu. Sa loquacité le soulagea.

Il ne survivrait pas à une honte pareille ! L’immense matériel de l’armée et des forts, mitrailleuses, canons, fusils, plus de vingt millions de projectiles, tout cela livré sans réserve aux ennemis ! Bien plus ! avant même que la signature de la capitulation les en rendît maîtres, le propre comptable de ces trésors s’efforçant de les leur conserver intacts ! Un général français cédant à cette aberration par on ne sait quels scrupules inavouables ! Et