Page:Revue des Deux Mondes - 1897 - tome 144.djvu/380

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
374
REVUE DES DEUX MONDES.

— Oui ! singulière façon de reconnaître le courage de l’armée !… Fay, puis Samuel, ont bravement protesté. Pourquoi ne pas accorder à l’armée entière les honneurs de la guerre, le défilé suprême ? Refus catégorique de Stiehle. Refus également de laisser l’épée à tous les officiers. « Je vais en référer au maréchal, » a dit Jarras. Stiehle paraissait très irrité : « Comment, s’est-il écrié, nous ne signons pas ce soir ? » Enfin, après un long débat, l’article 3 a été rédigé de deux manières, l’une accordant, l’autre n’accordant pas les honneurs. Stiehle même a demandé : « Comment voulez-vous que vos troupes puissent défiler, avec un temps et des chemins pareils, nombreuses comme elles sont ? » Et Fay, séance tenante, a dressé des itinéraires. On a pris rendez-vous pour aujourd’hui. Dès le matin, voulait Stiehle. Mais il était déjà deux heures. Samuel s’est alors rapproché de Jarras, en murmurant : « Ne fixez pas d’heure ; tâchez de gagner du temps… »

— Parbleu ! dit Du Breuil.

— D’autant plus, reprit Décherac, qu’hier, avant de partir, Samuel, figurez-vous, traduisait des journaux dans le cabinet de Bazaine… L’intendant général Lebrun est entré en s’écriant : « Bonne nouvelle, monsieur le maréchal ! Nous avons encore des vivres pour quatre jours »… mais Stiehle a insisté, et c’est à cinq heures, ce soir, qu’on signe.

Il faisait maintenant presque jour. Un matin gris émergeait, noyé de brume. Dans cette clarté livide, tous trois contemplaient en silence leurs visages terreux. Décherac serra les mains de Du Breuil, de Restaud, et partit, avec un grand geste anxieux. Seuls, les deux amis ne trouvaient pas un mot à se dire. Les phrases leur montaient aux lèvres, cependant. Ils avaient l’âme grosse de dissentimens, de revendications, de plaintes. Et les paroles leur restaient dans la gorge. À la fin, Restaud demanda :

— Je ne vous verrai guère aujourd’hui. Vous allez à Metz ?

— Oui, dit Du Breuil qui, après avoir assisté aux obsèques d’un officier de la Garde, devait déjeuner avec Judin. Son ami l’attendait, au sortir de l’église, sur la place Royale. Judin lui prit le bras, le vit triste et, pour faire diversion, lui dit :

— Vous allez voir, Pierre ! L’hôtel du Nord est curieux en ce moment. Vous y retrouverez quelques gens de cœur. Des braves comme Clinchant, Boissonnet, Charlys, Barrus, Carrouge, Rossel, Cremer. Hier, la première manifestation contre Bazaine a eu