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monde, et qui ne suivent pas les traditions, mais que les traditions suivent. Fondateur de son autorité, et la devant à lui seul, il était libre des obligations et des habitudes où s’enlize la volonté des régimes les plus absolus quand ils vieillissent, et il suffisait à l’Église, pour gagner sa cause sous ce régime, de gagner une volonté. Doué d’un incomparable génie, il était plus que personne apte à comprendre quelle force apportait à un gouvernement humain la force du sentiment religieux. Poussé par le destin dès lors visible de son ambition à étendre sa prépondérance sur l’Europe, il y étendrait par sa protection le règne de l’Église. Celle-ci vit monter à l’horizon de l’avenir ce rêve d’unité chrétienne qui avait disparu avec le Saint-Empire. C’est à ce rêve qu’elle se donna. Sa gratitude, exagérée pour ce qu’elle avait reçu, remercia d’avance de ce qu’elle espérait.

Pour que cette adhésion à la dictature fût une faute, il faudrait que l’Église ait eu le choix entre plusieurs partis. L’avait-elle ? Pas plus que la tyrannie révolutionnaire, l’autorité de Bonaparte ne laissait de choix entre la soumission et l’indépendance. Ce qui s’unissait à lui tirait de lui vie et puissance, ce qui se séparait renonçait à être. Comparé aux hommes qu’il venait de chasser, Bonaparte était un sauveur. Comparé au sort imposé depuis dix ans à l’Église, le traité de Bonaparte était un bienfait. Pour préférer la garantie de libertés publiques, où étaient ces libertés ? Pour les réclamer, qui se serait uni à l’Église ? Qui songeait alors aux prérogatives des citoyens, au régime des assemblées ? La nation ne voulait plus, pour succéder aux maîtres de la parole, qu’un maître du silence. Tous les partis s’étaient rendus. Les hommes mêmes que l’éclat glorieux ou infâme de leur passé semblait condamner à la constance, les constituans oubliaient les sermens de 1789 et les terroristes devançaient leurs victimes dans l’idolâtrie universelle pour le pouvoir d’un seul. Dans les fonctions publiques, seul objet permanent de leur fidélité, ils travaillaient déjà à rendre le maître plus maître ; policiers écoutaient pour lui ; préfets administraient pour lui ; conseillers d’État perfectionnaient pour lui, avec une dextérité de juristes, l’ancien arbitraire ; députés ou sénateurs cherchaient à deviner ou à exciter ses désirs pour en faire des lois. Tout excessives qu’aient pu être les adulations du clergé, elles ne dépassèrent pas l’adulation générale ; si des évêques parlèrent le langage de la servilité, ils l’apprirent de maîtres incomparables, les anciens révolutionnaires ; si l’Église se reprit à tout