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Cette tyrannie d’une minorité intime fut dix ans supportée par une très grande majorité d’honnêtes gens, et ce régime finit avant leur patience : cela juge la génération de 1789, qui s’était trompée en croyant héroïque son premier élan vers l’indépendance. Sous le nom de liberté, la plupart des Français avaient réclamé alors l’abrogation de hiérarchies, de privilèges, de taxes, de monopoles jusque-là subis par eux, ils trouvaient dans ces réformes autant de gains et pas un sacrifice personnel : il restait donc douteux s’ils aimaient elle ou eux-mêmes. Le doute disparut dès que pour la défendre il leur fallut souffrir. Il n’y eut qu’une heure, il n’y eut que deux villes où les amis de la liberté politique se déclareront contre la Terreur. En 1793, Caen rêva une résistance sans la tenter, Lyon la tenta sans réussir ; et encore ces hommes de 1789, dominés par l’énergie des émigrés, semblèrent-ils avoir combattu pour la restauration de l’ancien régime. L’insuccès et le châtiment les guérirent du courage. La France avait eu assez d’imagination pour rêver de la liberté, pas assez d’énergie pour la conquérir : elle craignait plus les dangers qu’elle n’aimait son droit. Ce peuple qui, sous l’ancien régime, tournait si aisément contre le pouvoir les forces organisées des ordres, des corporations, des métiers, était devenu une foule où chaque homme se trouvait trop étranger aux autres pour concerter avec eux la défense des intérêts publics, et trop faible pour sauvegarder ses intérêts privés contre l’État. Le résultat immédiat des changemens accomplis pour accroître la souveraineté de l’individu avait été l’avènement de l’égoïsme. Le citoyen se laissait prendre, sans les disputer, sa souveraineté pour sauver son repos, ses droits pour sauver ses biens, ses biens pour sauver sa vie.

Où trouver la générosité, la persévérance, l’héroïsme et la Victoire au service de la liberté ? Qu’on tourne les regards vers l’Église. Quand, au cours du XVIIIe siècle, grandissaient ensemble l’impiété et le désir d’une émancipation politique, la vigie qui de Rome veille sur la mer mobile des idées, avait vu ces deux passions grossir comme une seule tempête : mais, bien que leur menace s’avançât confondue, l’Église n’avait confondu ni leur origine ni leur légitimité, et, en condamnant l’irréligion, elle n’avait pas condamné les réformes. Quand, en 1789, la France fut interrogée sur ses désirs, les cahiers du clergé réclamèrent l’égalité civile, l’accession de tous les mérites aux emplois, la contribution de toutes les fortunes aux impôts, et le contrôle régulier