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jusqu’à l’âge d’homme. On leur a appris un métier manuel qui peut suffire à leur subsistance ; ils en profitent et prennent la clef des champs. Mais il leur reste quelque chose que les autres n’ont pas ; un enfant des Shakers se fait presque toujours connaître avantageusement dans le monde.

Nous causons beaucoup moins qu’à l’arrivée avec l’elder Henry ; les heures ont vraiment passé trop vite, et le regret de n’avoir pu prolonger ce calme enchanté nous poursuit. A l’entrée du village, notre voiture croise un chariot de bohémiens. L’antithèse est amusante. Que les bons Shakers gardent bien leurs poules !

— Recevez-vous ces gens-là ? dis-je, curieuse de savoir si nos amis mettent en pratique l’exemple du Samaritain.

— Bien entendu, répond l’ancien Henry, nous ne refusons le nécessaire à personne. Mais nous ne les logeons pas, préférant leur donner de quoi payer l’auberge.

Comment fraterniseraient-ils avec des errans qui ne récoltent ni ne sèment et n’amassent rien dans les greniers, mais qui pullulent en revanche, comme le prouvent ces petits déguenillés tout crépus qui suivent la charrette nu-pieds, ô comble d’horreur pour un Américain !

Beaucoup d’enfans, c’est là cependant le secret des florissantes colonies. Les Mormons l’ont bien compris en inventant leur dogme polygame qui permet à un seul homme de devenir père d’une cinquantaine d’enfans ou davantage et de peupler très vite un désert. Mais la colonie entre ciel et terre des Shakers n’a que faire d’une politique humaine. Dieu y pourvoira. A un tournant du chemin je jette sur cette Arcadie mystique un dernier regard ; elle me paraît déjà comme transfigurée dans la lumière virginale du matin, dans les clartés de l’aube éternelle.


TH. BENTZON.