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Le matin où il fallut dire adieu à cette vallée paisible, ce furent d’affectueuses embrassades entre les anciennes et nous. Les plus jeunes sœurs nous apportèrent des bouquets en nous distribuant de la part de leurs compagnes des petites cartes de visite ornées, dorées, puérilement découpées comme des images de dévotion. J’en ai gardé une entre autres où le nom se cache sous une branche de roses tenue par une main, rose aussi, qui semble s’échapper d’un petit paysage de neige. Les fleurs se soulèvent et il y a dessous : « Edith Gardner. »

— Vous nous emporterez tous avec vous à Paris, me dit en souriant l’ancien Henry.

Et je réponds : — De grand cœur ! quand vous voudrez !

— Oh ! reprend-il, nous vous gênerions bien un peu... Dans la rue par exemple... Quel effet pensez-vous que des Shakers feraient à Paris dans la rue ? Non, je parlais au figuré. Vous nous emporterez dans votre cœur.

Et à l’heure qu’il est ils y ont gardé une place. Je revois l’ancienne Harriet debout sur le pas de la porte, nous envoyant un dernier salut avec cette émotion des vieillards qui savent qu’ils ne peuvent plus prendre de rendez-vous en ce monde, et l’ancienne Lucinda, nous tendant un petit souvenir soigneusement enveloppé, tandis que le buggy de l’ancien Henry se remet en marche, nous ramenant vers la station du chemin de fer.

Sur le seuil de la laiterie, des ateliers et des magasins, de bons visages amis nous sourient, les enfans nous regardent curieux ; de gentils enfans, à la physionomie candide, bien élevés entre tous les enfans d’Amérique, car ceux qui leur enseignent le self-government savent se gouverner eux-mêmes. L’opinion des Shakers est que, si les enfans étaient en masse dirigés comme le sont les leurs, les prisons seraient bientôt désertes. Les universités le seraient peut-être aussi. Un développement intellectuel excessif fait peur aux disciples d’Ann Lee ; des talens sans moralité leur paraissent dangereux. Du reste, ils n’ont pas d’illusions sur la reconnaissance à attendre de leurs adoptés. Nombre d’entre eux rêvent de fuite et d’aventures, trouvant qu’on s’ennuie au royaume de Dieu. Rarement, très rarement, à moins qu’ils n’aient été amenés par des parens devenus Shakers, ils se laissent retenir