Je continue à feuilleter des brochures, en constatant que les Shakers se répètent très souvent dans leurs écrits ; le fond en est toujours ceci : Qu’est-ce que la vie éternelle sinon un état céleste immuable et sans fin qui doit commencer dès ce monde ? Ceux qui admettent les affections déréglées, la guerre, l’inégalité des richesses, l’égoïsme, ceux qui mènent volontairement une existence présente toute contraire à ce qu’ils prétendent espérer dans la vie future, manquent à la fois de logique et de sincérité. Le ciel et l’enfer commencent en chacun de nous.
Il est assez rare qu’une idée originale s’ajoute à ces redites. Dans certains cas, lorsqu’il est question de péché, on est frappé de la crudité des mots. Je tombe sur la lettre naïve d’un certain B. W. Pelham, qui répond à la question si souvent répétée : « Que deviendrait le monde si tous étaient Shakers ? » par la parole de Jésus : « Il y a des eunuques qui se sont faits eunuques pour le royaume de Dieu. » Avec une simplicité, une liberté de langage étonnante, il commente ces paroles, prouvant, d’une part, que les lois de la nature ne forcent pas nécessairement l’homme à se reproduire et, de l’autre, que l’espèce humaine sera bientôt trop nombreuse, car la population augmente du double tous les soixante ans, ce qui dans cinq cents ans ne laissera pas une acre de terre pour neuf êtres humains. Pelham s’accorde avec Malthus pour demander que la génération soit réprimée ; or le seul moyen légitime, c’est d’imiter trait pour trait le Christ qui, né d’une vierge, resta vierge. Sans un grand but religieux, l’abstention du mariage ne serait qu’un mal de plus. Il y en aura toujours assez qui suivront leur instinct et leur plaisir, le monde proprement dit ne périra donc pas, mais Dieu veuille qu’une majorité nombreuse se borne à enfanter des âmes à la vie spirituelle. Un moine des premiers temps de l’Église ne pouvait mieux dire.
Oui certes, beaucoup d’analogies existent entre nos religieux et religieuses et les bons Shakers ; le même sentiment les rassemble : besoin de se réunir pour servir Dieu sous une règle, union de loi, de motifs et d’intérêts ; sacrifice des facultés individuelles au bien des autres. Il y a cette différence pourtant que le souci du gain matériel se mêle trop chez les Shakers à de plus hautes pensées, que « les affaires tiennent chez eux trop de place, que de ce tableau des mœurs de la primitive l’église : » Et ils vivaient ensemble, ils vendaient et achetaient et avaient tout en commun... » les deux