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boissons fermentées ; ils mangent tous ensemble à six heures, à midi et le soir, les hommes à une table, les femmes à une autre, les enfans à une troisième. Ils s’agenouillent avant et après le repas, de même qu’en se levant et en se couchant, mais sans prononcer de paroles. C’est leur avis que l’aspiration mentale suffit et qu’il ne faut que « marcher avec Dieu » comme avec un ami.

Après dîner une douzaine de sœurs viennent nous rendre visite dans le parloir ; elles ont quitté leur habit de travail et portent la robe du dimanche avec une guimpe très blanche, un petit bonnet qui semble tout neuf. Certain fichu rouge sied particulièrement bien à sœur Mary Ann, qui me dit être Anglaise d’origine, native de Londres.

Je lui demande quelle aventure a pu la conduire parmi les Shakers. Elle non plus n’a pas choisi ; elle a été amenée par ses parens qui entraient dans l’ordre. C’est l’histoire de presque toutes. Elles restent fidèles à la famille spirituelle au sein de laquelle pour ainsi dire elles sont nées. Tel n’est pas cependant l’idéal des chefs et directeurs d’expérience ; ils préfèrent que la vocation se déclare chez des sujets de vingt à vingt-deux ans, déjà revenus des vanités du monde. Une seule m’a paru avoir un passé relativement tragique. Elle avait été adoptée par une dame riche dont la fortune a changé tout à coup et qui, ne sachant plus que faire de sa protégée, l’a envoyée vers l’âge de dix-sept ans chez les Shakers, comme à l’asile le plus sûr.

Une conversation prolongée est toujours difficile entre gens qui vivent dans des milieux trop différens. Mon amie est priée par l’ancien Henry de raconter un voyage aux Antilles qu’elle a fait dernièrement et elle s’en acquitte avec beaucoup de verve. Les Shakeresses sont vivement intéressées. A leur tour elles chantent pour nous en chœur des cantiques écrits sous l’inspiration des esprits. Les voix hautes et claires portent loin, et d’autres Shakers, des enfans surtout, se groupent autour de la maison pour entendre. Je ne dirai pas que les esprits soient de grands poètes ; je n’ai reconnu parmi eux ni Tennyson ni Longfellow. Voici une de leurs dernières élucubrations : « Oh ! quelle beauté ! Quelle beauté céleste ! La moitié n’a jamais été dite sur la cité, cette cité si belle, que, par permission bénie, une vision nous révèle, — nous révèle, — Et qui héritera de ce royaume, de ce home inexprimablement doux, oh ! si doux ! Le serviteur loyal à travers l’épreuve qui, en se sacrifiant tout entier, — partage le meilleur du royaume