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de ce conseil est que tout semble aussi bien ratissé, nettoyé, rangé que si l’heure fatidique qui devait sonner en l’an mille, qui fut remise par les millénaires de toutes sortes à l’année 1836, puis à 1843 et enfin de 1869 à 1881, devait survenir tout de bon en 1897. Pour les Shakers, elle a commencé depuis longtemps ; reste à savoir quand s’achèvera l’œuvre de Dieu ; son royaume est déjà planté dans ce cercle de collines qui semble le préserver de tout contact avec le monde extérieur, auprès de ce bel étang limpide qui reflète le ciel. Nul bruit ; les travailleurs dispersés alentour sont silencieux comme des ombres ; jamais aucune voix ne s’élève sur le ton de la colère pour stimuler la paresse d’un cheval ou pour toute autre raison.

Les bâtimens assez uniformes et très simples sont en bon état, peints à neuf. Nous descendons devant l’office (bureau) qui est aussi la maison réservée aux étrangers. Deux anciennes viennent à notre rencontre avec cordialité. J’ai rarement rencontré de plus sympathiques visages ; la pureté, la fraîcheur de la première jeunesse y subsistent sous des rides qu’aucune expérience mauvaise n’a creusées, les yeux sont clairs et comme illuminés par l’âme. Je voudrais peindre l’ancienne Harriet si distinguée dans son fourreau d’alpaga gris plissé à petits plis aplatis tout autour de sa taille mince et droite comme un jonc, son grand tablier du même tissu, son foulard aux pointes bizarrement relevées au-dessus de la ceinture, son béguin transparent pareil à celui de la femme de Holbein. Toutes les Shakeresses, sauf les novices, ont cette coiffe avançante qui enferme et cache les cheveux serrés dessous par un ruban noir et qui encadre sévèrement les joues jusqu’au menton. L’ancienne Lucinda, maigre, très grande, plus vigoureuse, est vêtue de brun rouge, elle porte la même jupe plissée au bas des hanches, le même fichu ouvert sur une guimpe éblouissante de blancheur ; ses beaux yeux noirs brillent comme à vingt ans dans une face quelque peu parcheminée.

Toutes les deux sont étrangement vénérables, mais on sent que l’ancienne Harriet est par excellence le leader. Elle est parente, m’apprend-on, de Stonewall Jackson[1], un héros des armées de la Sécession qui, blessé à mort, continuait de commander, et nous nous disons, mon amie et moi, que cette frôle septuagénaire aurait aussi en elle l’étoffe d’un général.

  1. Jackson mur de pierre.