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où il lui plaît, par des voies aussi indirectes qu’imprévues.

Une visite aux Shakers, avec de tels souvenirs, avait pour moi l’intérêt d’une sorte de pèlerinage. Si j’avais pu leur emprunter un instant la foi dont ils sont pénétrés, j’aurais cru qu’une sœur disparue, comme ils appellent leurs défunts, me poussait vers le lieu où elle avait commencé ses évolutions si variées dans la vie spirituelle, cette vie qui pour les Shakers est seule réelle, embrassant le temps et l’éternité, supprimant ce que nous appelons la mort.

La lettre de l’elder Henry me combla donc de joie. La saison semblait se prêter à ce petit voyage, et le site où est planté la colonie d’Alfred vaut à lui seul une visite. Mais on ne pénètre pas sans peine et sans obstacles en paradis. Au moment du départ, des cataclysmes déchaînés nous retinrent prisonnières. Pendant trois jours et deux nuits, ce fut le déluge, une pluie incessante et furieuse, des inondations qui, à South Berwick, le village du Maine où je me trouvais, emportèrent le pont du chemin de fer, arrêtèrent la poste et causèrent les plus graves accidens, entre autres trois morts d’hommes. Cette période de retraite forcée devait me faire éprouver, d’ailleurs, plus que je ne l’avais jamais fait, qu’il est doux de se sentir à l’abri « lorsque la mer est grosse, lorsque le vent agite les ondes. » J’habitais une maison de la première moitié du siècle dernier, solide et massive, quoiqu’elle soit de bois, comme toutes les maisons que le voyageur aux États-Unis voit, toujours avec une stupeur nouvelle, transportées sur quatre roues, d’un point à un autre, pour rejoindre leurs fondations. Remplie des trésors de famille accumulés par plusieurs générations qui commencèrent en Angleterre (car ce peuple américain qu’on accuse volontiers être né d’hier compte autant d’aïeux qu’un autre, de notre côté de l’eau), la maison de miss S. J. donne l’idée de la permanence tout comme si elle était bâtie de granit. Des habitudes studieuses et délicates s’en exhalent avec ce parfum du passé que l’on croit à tort, je le répète, étranger à toutes les parties du Nouveau Monde.

La Nouvelle-Angleterre est un vieux pays, et le mot de vieux revient à chaque instant à propos des choses qui la concernent. Vieilles gravures sur les murs, vieilles éditions dans les bibliothèques. Elle est doublée de livres, la bonne et vénérable maison de famille ; je crois encore voir se jouer sur le dos de cuir