Page:Revue des Deux Mondes - 1897 - tome 144.djvu/301

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

en si bémol, et le mystère de ce mot « l’idéal » s’éclaircira pour vous. Vous comprendrez avec Hegel et comme lui, que la musique « ne doit pas reproduire l’expression des sentimens comme éruption naturelle de la passion : elle doit faire pénétrer dans les sons, combinés selon les rapports du nombre et de l’harmonie, une vie plus riche et plus animée ; elle idéalise ainsi l’expression, lui donne une forme supérieure créée entièrement par l’art et pour lui seul ; le simple cri se développe en une multitude de sons ; un mouvement lui est imprimé, dont la succession et le cours sont réglés par les lois de l’harmonie et se déroulent mélodieusement. »

« Sois calme ! » écrivait Beethoven à la jeune fille, et il le lui écrivait avec frénésie. Ce calme, qui manque entièrement à ses lettres, sa musique le possède et le répand. Non pas que de cet adagio la passion ait disparu. L’affection de l’âme y est demeurée intense ; elle s’y est libérée seulement de la hâte, de l’inquiétude, de la fièvre et de la violence, de tous les mouvemens déréglés, de tous les modes passagers et variables qui la faisaient moins pure et moins belle. Elle s’est fixée pour ainsi dire sous son aspect éternel, dans la permanence de l’ordre, de l’harmonie et de la paix. En même temps elle nous devient plus sensible, ou sensible plus directement ; les notes nous paraissent des signes à la fois plus transparens et moins convenus que les mots, et par elles, dans le grand secret ouvert, comme disait Goethe, nous lisons plus profondément.

Voilà pourquoi je ne connais pas dans Beethoven un plus bel exemple de la transfiguration par la musique d’un sentiment ou d’une passion, et de la promotion à l’ordre de l’idéal de l’ordre de la vie et de la réalité.

Wagner enfin, ce grand réaliste, a été aussi l’idéaliste par excellence, et dans le seul Tannhäuser, nous avons déjà vu s’opposer les deux forces contraires de son double génie. La musique de Wagner, la plus nerveuse et la plus énervante, la plus sensuelle et, à sa manière, la plus « physique » du monde, est également la plus immatérielle ; comme pas une autre, elle peut n’être qu’esprit. De la musique en général aucun musicien ne s’est fait pour ainsi dire une idée plus idéale que Wagner. Non moins qu’en artiste il la conçoit en philosophe, ou plutôt en métaphysicien. Disciple de Schopenhauer, il admet avec son maître que la musique exprime non pas la forme visible ou l’ombre, mais l’essence