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peinture et la sculpture, de notre corps et de notre visage, de nos attitudes et de nos regards, encore moins de nos atours et de nos ajustemens. Plus idéaliste que la poésie elle-même, elle néglige tout ce qui n’est qu’extérieur, tout ce qui n’est pas la pensée ou le sentiment en soi. Rappelez-vous Egmont de Beethoven et les couplets de Claire : « Ah ! si j’avais un pourpoint, un chapeau ! » Cet habit d’homme et de soldat, que, pour suivre son héros, voudrait porter la jeune fille, la poésie seule le décrit, la musique n’en a cure ; c’est le cœur et non la cuirasse qu’elle chante, ce sont les battemens du cœur qu’elle compte, peu lui importe sous quel vêtement il bat.

Ainsi compris, l’idéalisme apparaît comme l’essence même de la musique. Un grand idéaliste se rencontre en chacun des grands musiciens. En Palestrina d’abord, le premier de tous par le temps et peut-être par ce que j’appellerais volontiers l’intériorité du génie. Produit d’un siècle qui avait pris la haine de la nature pour en avoir trop vivement ressenti l’amour, l’art palestrinien est un art intime et profond. Il subordonne et sacrifie tout à l’idée. Il n’accorde rien au dehors. A peine si tel répons pour la semaine sainte entr’ouvre un jour furtif sur le paysage nocturne de Gethsémani. Partout ailleurs, pas un rayon ne filtre, pas un reflet ne luit. Nulle voix étrangère aux voix intérieures n’ose troubler l’entretien sacré de l’âme avec elle-même ou avec Dieu. En cette musique de prière, de méditation et d’extase, la sensation n’a presque aucune part. Je ne sais pas d’art religieux où le divin se manifeste sous des apparences ou des espèces plus légères. La matière est ici réduite au minimum : au souffle seul de quelques bouches invisibles, que pas un instrument n’ose même accompagner.

Quel idéalisme encore est celui d’un Sébastien Bach ! Pour le cantor de Leipzig comme pour le maître de chapelle romain, il semble que le monde extérieur n’ait pas existé. L’un et l’autre ne se préoccupent que de l’homme, et surtout de l’homme par rapport à Dieu. Joie ou tristesse, toute passion chez Bach est sacrée. Bach est idéaliste encore par la généralité et quelquefois par l’abstraction de son génie. Par la généralité d’abord. En véritable idéaliste, il « sait que rien n’est plus propre à diminuer un grand objet que l’abondance des détails ; comme les accessoires, il les économise, il les réduit au strict nécessaire... Il écarte avec soin tout ce qui pourrait affaiblir la grande impression qu’il désire